La fin de la Cedeao : entre faiblesse structurelle et crise sécuritaire

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Victor Topanou, Maître de conférences en sciences politiques à l’université d’Abomey-Calavi et député à l’Assemblée nationale du Bénin, livre une analyse de la situation actuelle de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, Cedeao. Selon ses observations, la Cedeao est confrontée à deux crises majeures : une crise de démocratie et une crise de légitimité. Parallèlement, la région fait face à une crise sécuritaire alimentée à la fois par des rebellions et par la montée du terrorisme. Topanou met en lumière la fragilité des armées régionales, autrefois considérées comme des forces inébranlables. Malgré cette faiblesse structurelle, ces armées demeurent les seuls contre-pouvoirs réels que les pouvoirs civils redoutent.(la Rédaction)

Ci-dessous l’intégralité de sa réflexion.

Depuis quelques années, la CEDEAO est traversée par une bataille géostratégique qui ressemble à s’y méprendre, à un remake de l’histoire contemporaine. En effet, il faut bien reconnaître que nous vivons les prémices d’une nouvelle guerre froide, similaire à celle que nous avons vécue de 1960 à 1990 en Afrique. Cette nouvelle guerre froide structure progressivement un monde en blocs politiques distincts soutenus, d’une part, par des valeurs communes et, d’autre part, par une sécurité collective. Pour l’heure, la ligne de fracture se situe entre, d’un côté, les pays francophones et les pays anglophones et, de l’autre côté, entre les pays sahéliens de l’Hinterland et les pays côtiers.

Il est vrai que l’affaiblissement de la CEDEAO a largement contribué à cette situation, elle qui n’a pas été capable d’apporter, au fil des années, des réponses satisfaisantes aux multiples crises auxquelles elle a été confrontée. Elle est devenue une « spectatrice joyeuse », pour reprendre la désormais célèbre formule du Président Bruno Amoussou, non seulement des élections frauduleuses mais aussi des modifications opportunistes des Constitutions.

Pire, elle a perdu toute autorité sur ses Etats membres dont certains organisent même et sans préjudice, une « rébellion à décisions de la CEDEAO ». C’est ainsi par exemple que récemment la Guinée a ouvertement refusé de respecter les sanctions que l’Organisation a prises contre le Mali et ensemble avec le Burkina Faso, le Mali et le Togo, ils ont refusé de respecter les sanctions prises contre le Niger.

De même, il y a une fâcheuse impression, de moins en moins tolérée, de deux poids deux mesures dans les sanctions prises par la CEDEAO. Ainsi par exemple, les coups d’Etat au Burkina Faso n’ont pas été sanctionnés avec la même sévérité que ceux du Mali, pas plus d’ailleurs que la menace d’intervention militaire brandie contre le Niger n’avait jamais été brandie auparavant ni dans la crise de la Guinée, ni dans celle du Mali et encore moins dans celle du Burkina Faso. Ce que nous voulons montrer dans la présente réflexion, c’est que les nombreuses crises non résolues révèlent une faiblesse structurelle de la CEDEAO (I) qui fait aujourd’hui le lit au retour de l’Armée au-devant de la scène politique (II).   

I / La faiblesse structurelle de la CEDEAO

La CEDEAO traverse au moins deux crises majeures à savoir, une crise actuelle, la crise de démocratie (A) et une crise permanente, la crise de légitimité (B).

A / Une crise actuelle : la crise de la démocratie

La crise de la démocratie dans l’espace CEDEAO est permanente depuis 1990. En effet, la CEDEAO ne pouvait se faire harakiri puisqu’aucun de ses Etats-membres en 1990 ne pouvait se targuer d’être démocratique et exiger des autres de le devenir. Elle ne peut donc se prévaloir d’avoir été déterminante dans le processus de démocratisation d’un seul de ses Etats membres. Peut-être peut-on parler de la Gambie, et encore ce devrait être avec des pincettes.

Elle se révèle même incapable depuis 2001, de faire respecter le Protocole A/SP1/12/01 sur la démocratie et la bonne gouvernance qui n’est, au demeurant, qu’un compromis démocratique mou. Car, ni le principe de la limitation des mandats et encore moins l’interdiction pure et simple des modifications intempestives et opportunistes des textes fondamentaux de la démocratie, notamment les Constitutions, les Chartes des partis et les Codes électoraux n’y figurent. Tout au plus, est-il interdit de modifier ces textes de façon non consensuelle à moins de six mois avant les élections. Du coup, tous les régimes au pouvoir s’empressent de modifier unilatéralement les textes un peu plus de six mois avant les élections.

Aujourd’hui, le quotidien des Etats-membres de la CEDEAO est fait de coups d’Etat civils car les pouvoirs civils ne se gênent pas pour tronquer l’expression populaire à travers les fraudes électorales matérielles, institutionnelles ou légales. Pas plus qu’ils ne se privent de procéder à des modifications constitutionnelles opportunistes et intempestives dont l’unique finalité est de permettre aux Princes de s’éterniser au pouvoir. Le Burkina Faso de Blaise Compaoré, la Côte d’Ivoire d’Alassane Ouattara et la Guinée d’Alpha Condé illustrent bien ces coups d’Etat civils.

Par ailleurs, on a fait croire aux opinions publiques africaines qu’après trois décennies de dictature (1960-1990), seule la démocratie pouvait les conduire au développement, objectif ultime, quoique confus, de toute société. Or plus de trente ans après (1990-2024), aucun des pays qui s’étaient engagés dans la démocratisation en 1990 ne s’est développé, au contraire. Seuls les pays qui ont, ouvertement et de façon totalement décomplexée, revendiqué puis assumé leur dictature ont connu des résultats envieux. A cet égard, même si le cadre de notre réflexion se limite à l’Afrique de l’Ouest, le Rwanda fait figure de modèle : il est accompagné, applaudi, promu et modélisé de tous. Quant aux pays prétendument démocratiques, ils se sont davantage appauvris et certains ont sombré dans une insécurité généralisée du fait, soit du terrorisme, soit de rebellions, soit encore de guerres civiles.

L’actualité de la zone Ecowasienne ou Cedeaoienne est la crise en téléchargement au Togo. En effet, dans la nuit du 25 Mars dernier, les Députés de la majorité présidentielle ont procédé à une révision-changement de la Constitution de 1992 pour faire passer le Togo non seulement de la IVe République à la Ve République mais aussi et surtout, d’un régime fortement présidentialiste, -injustement qualifié jusque-là de semi-présidentiel-, à un régime parlementaire. Ils ont, pour ce faire, utilisé la procédure de révision, ce qui, il faut bien l’admettre, est constitutif d’un abus de pouvoir. Mais après ce vote, le Président de la République a demandé le 03 Avril une seconde lecture du texte et le calendrier électoral a été légèrement réaménagé pour fixer la nouvelle date des élections législatives au 29 Avril.

L’Assemblée nationale n’a donné suite à la requête présidentielle que le 19 Avril. La nouvelle Constitution a donc été définitivement adoptée le 19 Avril 2024, soit seulement dix jours avant les élections et alors même que la campagne électorale avait débuté depuis près de huit jours, soit le 13 Avril. Quand on y ajoute le fait que le Président de la République a formellement quinze jours pour promulguer la loi, cela revient à dire qu’il se peut même que les nouveaux Députés aient été élus le 29 Avril avant que la nouvelle Constitution ne soit promulguée. Il faut avouer qu’il y a quelque chose d’ubuesque dans cet épisode qui dépasse totalement l’entendement. Des candidats qui partent en campagne sans rien connaître, ni du contenu, encore moins des attributions de la fonction à laquelle ils aspirent et compétissent : ce doit être unique dans les annales de la démocratie contemporaine.

Mais deux choses retiennent notre attention dans cette actualité, la première, c’est que le régime de Lomé montre très clairement qu’il n’a aucune considération pour la CEDEAO et ses prescriptions et la seconde, c’est la sempiternelle impuissance de la CEDEAO. En effet, tout ceci a été fait en violation des dispositions pertinentes de la CEDEAO notamment en matière du délai de six mois avant les élections pour modifier les textes fondamentaux mais aussi en matière de démarche consensuelle.

Dans le cas d’espèce, la révision-changement est intervenue à moins d’un mois des élections, initialement fixées au 20 Avril. Et en définitive, le texte n’aura été adopté que dix jours seulement avant les élections avec une possibilité de le promulguer après les élections. Inutile de revenir sur la démarche non consensuelle puisque nous avons tous été témoin, d’une part, de la démarche cavalière avec laquelle les Députés de la mouvance présidentielle ont travaillé et, d’autre part de la résistance opposée par l’opposition parlementaire et extra-parlementaire ainsi que de la société civile.  

Face à cet abus de pouvoir, la CEDEAO est encore demeurée désespérément impuissante : dans un premier temps elle a annoncé qu’elle enverrait au Togo une « mission exploratoire » avant de se raviser dans la foulée pour annoncer, dans un second temps, qu’elle enverrait plutôt une simple « mission d’information et d’évaluation préélectorale ». Ce qui rappelle étrangement son attitude face aux errements du régime finissant de Macky Sall au Sénégal. Cette crise de démocratie dans les Etats-membres de la CEDEAO est venue se superposer à la crise de légitimité qu’elle traîne depuis sa création.

B / La crise de légitimité de la CEDEAO

La crise de légitimité au sein de la CEDEAO est aussi vieille que l’Institution CEDEAO. En effet, la CEDEAO a été fondée en 1975 par des gouvernants illégitimes, tous issus de coups d’Etat. De 1975 à 1990, elle ne regroupait que des Etats de fait, fondés sur la dictature et non des Etats de droit, fondés sur la démocratie. C’est ce que nous appelons la crise de légitimité originelle de la CEDEAO qui ne peut être effacée qu’à la faveur de l’organisation d’un référendum dans chacun des Etats-membres, soit sur l’idée d’une adhésion, soit sur l’idée d’un traité révisé ou encore sur l’idée d’une monnaie commune ou enfin sur toute autre idée nouvelle. Et pourtant ce ne sont pas les occasions de le faire qui ont manqué : en 1990, à la faveur du vent de la démocratie qui a soufflé sur tout le continent, les Etats-membres de la CEDEAO auraient pu organiser des référendums sur l’adhésion ou le maintien dans la CEDEAO. Il en est de même de l’occasion offerte par la révision du Traité de Lagos en 1993. La nouvelle version aurait pu être soumise à adoption par voie référendaire. Plus tard, à l’occasion de l’adoption de la monnaie unique régionale, l’Eco, un référendum aurait pu ou aurait dû, là encore, être organisé. Et c’est pour ne l’avoir pas fait que le couple franco-ivoirien a tenté cette OPA hostile qui n’a heureusement pas réussi.

La solution simple à cette crise de légitimité réside dans l’organisation, à un moment ou à un autre, d’un référendum sur une question quelconque à retenir. La Communauté pourrait saisir l’occasion d’une nouvelle révision du Traité dans lequel on intègrerait davantage encore des contraintes et des critères de convergence démocratique, constitutionnelle et institutionnelle. Le but de la manœuvre étant d’intéresser de temps à autre les peuples de la sous-région à cette construction. Au total, les crises de légitimité et de démocratie demeurent entières et non résolues au sein de la CEDEAO. La crise de sécurité avec l’émergence du terrorisme mal géré par les civils ont remis en selle les militaires.

II / La crise sécuritaire et le retour des Armées sur la scène politique

La crise sécuritaire dans l’espace CEDEAO a été alimentée, d’une part, par les rebellions et, d’autre part, par l’émergence du terrorisme. Et de façon totalement inattendue, ces crises multiformes ont révélé la faiblesse de nos armées alors que des années 60 aux années 80 ces armées étaient présentées comme des super armées, suréquipées etc. (A). Mais malgré cette faiblesse structurelle des armées, elles représentent encore les seuls contre-pouvoirs de fait que les pouvoirs civils craignent (B).

A / La faiblesse structurelle des armées africaines

Les armées de l’Afrique de l’ouest francophone se révèlent dans bien des cas, incapables d’assurer la sécurité des populations dont elles ont la charge. La doctrine a toujours été unanime pour souligner, une insuffisance et une insignifiance des effectifs, une formation plutôt livresque et trop souvent en déphasage avec la réalité et une absence totale de complexes militaro-industriels.

De la Côte-d’Ivoire au Sierra-Léone en passant par le Libéria, il a suffi de quelques colonnes de rebelles pour mettre en déroute les armées nationales. Il en est de même des mouvements terroristes, assimilables en certains de leurs aspects au grand banditisme et aux organisations mafieuses, qui sont apparus au Burkina Faso, au Mali et au Niger et que la gouvernance civile n’est pas parvenue à endiguer. L’exemple du Nigéria avec Boko Haram est tout aussi révélateur de cette faiblesse structurelle des armées africaines.

En réalité, aucune de ces armées n’était préparée à la guerre contre le terrorisme comme ce fut d’ailleurs le cas de nombreuses armées dans le monde qui ont dû se redimensionner et se réadapter.

Et c’est pour minimiser les effets de cette faiblesse de leurs armées et anticiper les éventuelles menaces extérieures que les pays africains francophones ont toujours cherché à se réfugier sous le parapluie militaire de l’ancienne puissance coloniale, à savoir la France, d’où les accords de défense, restés souvent secrets. Ces accords de défense devenus « caducs et obsolètes » selon des mots prêtés au Président Togolais, permettaient à l’ancienne puissance coloniale d’avoir une présence militaire permanente dans ces pays, quelle que soit la forme qu’elle prenait en vue de protéger bien plus souvent les régimes en place.

Or, ce qui se passe sous nos yeux depuis quelques années, c’est la crise de ces accords de défense qui n’ont pas permis de prévenir et d’endiguer les attaques terroristes depuis plus d’une décennie maintenant. Et c’est à la recherche de nouveaux partenaires que s’offre aux pays sahéliens la Russie de Vladimir Poutine à travers ses supplétifs de WAGNER. Cette nouvelle offre sécuritaire se veut exclusive et se structure autour de trois points.

Le premier point, c’est la dénonciation et la remise en cause de toutes coopérations antérieures et concurrentes : ce qui fut fait avec la France et dans certains cas, avec les Etats-Unis. Le deuxième point, c’est la création d’un nouveau bloc homogène, dans le cas d’espèce, c’est l’Alliance des Etats du Sahel (AES) composée du Burkina Faso, du Mali et du Niger et qui pourraient être rejoints bientôt par le Tchad (on en voit déjà les signes annonciateurs) et peut-être bien le Togo. Le troisième point, c’est le retrait de toute Organisation Internationale rivale et concurrente en l’occurrence la CEDEAO.  Il est fort à craindre que si ce retrait groupé devenait effectif dans maintenant moins d’un an, il fasse exploser l’unité longtemps affichée de la CEDEAO.

Nonobstant la faiblesse structurelle des armées africaines, elles continuent d’apparaître comme les seuls corps organisés et structurés que les pouvoirs civils craignent encore.

B / L’Armée, la seule Institution véritable de contre-pouvoir

Sans avoir le statut d’institution de contre-pouvoir dans l’architecture institutionnelle des Etats, les armées africaines sont considérées comme la seule institution de contre-pouvoir de fait que les pouvoirs civils craignent encore. En effet, ni le Pouvoir législatif, ni le pouvoir judiciaire n’inquiète le pouvoir exécutif à qui ils sont totalement soumis et à l’égard de qui ils n’observent plus aucune déférence.

C’est pour tenter de contrôler ces armées que les pouvoirs exécutifs tentent de s’attirer les faveurs des Hauts gradés à qui ils décernent des grades à tout va, plus par loyauté reconnue que par mérite. Ce qui entraîne deux conséquences collatérales à savoir, d’une part, la crise de légitimité des hauts gradés (le Commandement militaire) qui sont de ce fait violemment contestés et, d’autre part, les coups d’Etat militaires dont les auteurs n’ont souvent que le grade de Capitaine. Le Haut commandement militaire est contourné et mis sous la coupe réglée de moins gradés. Dans la sous-région, les Chefs d’Etat Major n’ont presque jamais revendiqué un coup d’Etat pour le compte de l’Institution Armée.

Dans certains cas hélas, les coups d’Etat militaires ont été, à tort ou à raison mais plus souvent à raison qu’à tort, des réactions aux coups d’Etat civils répétés. Ce fut le cas du Colonel Mamadou Doumbouya, devenu Général depuis peu, en Guinée. Ce fut également le cas, dans une moindre mesure, du Général Abdouramane Tiani au Niger.

Dans d’autres cas, ils ont été considérés comme la conséquence de l’échec des pouvoirs civils. Le coup d’Etat du Capitaine Ibrahim Traoré au Burkina Faso qui n’avait que deux (2) ans en 1990 quand les processus démocratiques ont débuté en Afrique noire francophone illustre bien ce cas. Il en est de même du coup d’Etat du Colonel Assimi Goïta au Mali.

Nous avions invité dans une précédente contribution à une réflexion sur la formalisation des coups d’Etat pour les rendre encore plus difficiles et à terme pour les faire disparaitre. On devrait aussi réfléchir à la possibilité de transformer l’Armée en un contre-pouvoir.

Au total, personne ne peut se satisfaire de cette situation dans laquelle la CEDEAO se retrouve car ses Etats membres sont tous capables, collectivement et individuellement du meilleur. Si rien n’est fait, nous allons droit vers la partition de la sous-région avec, d’un côté, une CEDEAO redimensionnée et rebaptisée, et de, l’autre côté, une AES qui continuera de recruter au gré du vent. Il s’agira alors du retour d’une véritable guerre froide avec la constitution de deux blocs qui s’affrontent, un bloc occidental dit démocratique avec des pays africains supposément démocratiques et un bloc de l’est qui assume son choix de la dictature et peut-être même avec des militaires à la tête de l’Etat. 

Victor TOPANOU
Victor TOPANOU
Maître de Conférence au CAMES

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