L’enfer des prisons secrètes de Wagner au Mali : quand la terreur devient méthode

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Une enquête exclusive révèle l’existence d’un système carcéral parallèle orchestré par les mercenaires russes

Au Mali, la nuit ne tombe plus seulement sur les villages : elle s’abat sur les consciences. Dans le sillage des militaires russes du groupe Wagner, un autre front s’est ouvert — un front invisible, sans combats, sans journalistes, sans caméras. Un front fait de containers brûlants, de cris étouffés, de corps dissimulés. Un système carcéral clandestin où la torture est méthode, et la disparition, programme.

Depuis trois ans, les mercenaires russes, opérant aux côtés des forces armées maliennes, ont mis en place un archipel de l’horreur. Une enquête exclusive du consortium ForbiddenStories, en collaboration avec Le MondeFrance 24 et IStories, lève le voile sur ce réseau de prisons secrètes, dissimulé derrière le rideau de fumée d’un discours souverainiste triomphant.

Ce que les journalistes ont découvert dépasse les pires soupçons : des centaines d’arrestations arbitraires, des dizaines de morts en détention, des familles entières laissées dans l’ignorance, des pratiques de torture importées des autres terrains de guerre russes — de l’Ukraine à la Syrie, en passant par la Centrafrique. Au Mali, ces méthodes sont devenues une politique.

Le récit qui suit, nourri de témoignages inédits et de documents recoupés, ne parle pas seulement de Wagner. Il parle de nous. De notre silence. De ce qu’il coûte. De ce qu’il autorise. Et de ce qu’il faudra, un jour, réparer.

Dans le silence assourdissant du désert malien, une musique russe retentit chaque soir depuis trois ans. Ce n’est pas un air folklorique qui accompagne la nostalgie des soldats en mission lointaine, mais la bande sonore macabre d’un système de torture méthodique. « C’était leur musique russe. Ils la mettaient à chaque fois qu’il y avait un interrogatoire », témoigne Wangrin, rescapé de l’une des prisons secrètes du groupe Wagner au Mali.

Cette révélation glaçante n’est que la pointe de l’iceberg d’une enquête exceptionnelle menée par le consortium ForbiddenStories, en partenariat avec France 24, Le Monde et IStories. Leur investigation, baptisée projet Viktoriia en mémoire de la journaliste ukrainienne Viktoriia Roshchyna, capturée par la Russie à l’été 2023 alors qu’elle enquêtait sur les détentions illégales de civils en territoires occupés par les Russes. Elle a été déclarée morte en captivité le 19 septembre 2024.

Un archipel carcéral secret au cœur du Sahel

Notre enquête révèle la duplication de ce système d’enfermement et de torture de civils au Mali. Deux continents et deux contextes très différents, mais les mêmes schémas sont appliqués par les mercenaires russes : enlèvements, arrestations arbitraires, absence de contact avec le monde extérieur, recours à la torture systématique – parfois jusqu’à la mort.

Cette standardisation de l’horreur s’explique par la professionnalisation des mercenaires russes. Avec un contingent de plus de 2 400 hommes au plus haut de sa présence au Mali, le groupe Wagner a pu compter sur des nervis chevronnés qui effectuent des rotations entre leurs différents théâtres d’opération, du front ukrainien en passant par la Syrie et la Centrafrique. Avec, en prime, l’importation de matériel militaire et des pires « savoirs-faire » acquis sur les autres terrains.

Six centres de détention identifiés

L’ampleur du système révélé par l’enquête dépasse toutes les estimations. En recoupant ces récits de prisonniers, notre consortium a pu identifier six bases militaires dans lesquelles des civils maliens ont été détenus et torturés par Wagner entre 2022 et 2024 : Bapho, Kidal, Nampala, Niafunké, Sévaré, Sofara.

Ce chiffre ne représente probablement qu’une fraction de la réalité. « Wagner a des prisons presque partout où il opère, dans les camps où les Wagner stationnent. Toutes les personnes arrêtées et qui n’ont pas été tuées lors de leurs opérations finissent là. Ce sont des bergers, des commerçants, des transporteurs routiers », explique un analyste avisé de la situation au Sahel.

Des lieux hautement symboliques

L’installation de ces prisons dans d’anciens sites de l’ONU illustre la dimension symbolique de cette occupation. C’est le cas à Kidal, bastion historique des rebelles touaregs au nord du pays. La reprise de la ville par l’armée malienne et Wagner en novembre 2023 fut une victoire marquante pour la junte de Bamako et leurs supplétifs russes. Au point de faire sortir les soudards de leur légendaire discrétion. Les hommes de feu Evgueni Prigojine sont allés jusqu’à hisser leur drapeau – une tête de mort sur fond noir – sur le fort de Kidal.

Témoignages de l’horreur : la torture comme méthode : la musique de la mort

Pour recueillir ces témoignages, les journalistes ont dû se rendre à Mbera, en Mauritanie. À un jet de pierre de la frontière, dans le désert du Sahara vivent environ 270 000 Maliens, dont 118 000 dans un camp géré par les Nations Unies, qui ont fui les zones de combat. À Mbera, les ex-détenus peuvent témoigner plus librement qu’au Mali.

Le témoignage de Wangrin, détenu sept jours à la base de Nampala en août 2024, révèle la méthodologie de la torture. Face à lui, deux autres civils maliens, ligotés et capturés plus tôt dans la journée. Ils sont amenés, torses nus, à tour de rôle devant une bassine remplie d’eau. Les trois geôliers leur attrapent la tête, puis la plongent dans le récipient pendant de longues secondes. « Moi, ils me l’ont fait trois fois, jusqu’à ce que je ne parvienne plus à respirer », témoigne Wangrin, passé au supplice le 5 août 2024.

Les conteneurs de la souffrance

L’une des méthodes les plus inhumaines concerne l’usage de conteneurs comme cellules. La détention dans des conteneurs est un des modes opératoires de Wagner au Mali. Ismail a été capturé le 20 janvier 2024, puis mis dans une « boîte » sur la base de Niafunké. Le tailleur de 25 ans, à la silhouette adolescente et à la voix fluette, se rappelle de la chaleur à l’intérieur. « Le conteneur était exposé en plein soleil. La nuit, il faisait très noir. Quelques trous en haut laissaient passer la lumière. Il y avait juste une planche sur le sol […] Nous avons été au maximum une dizaine dans le conteneur durant mes 40 jours de détention ».

Brûlures et cicatrices indélébiles

La violence systématique laisse des traces physiques durables. À Nampala, Nawma a été enfermé quatre jours au début du mois d’août 2024. Rencontré dans un village situé à une trentaine de kilomètres de Mbera, ce boutiquier peul d’un mètre quatre-vingt-dix nous montre deux cicatrices. « Ils m’ont frappé à la tête jusqu’à ce que je m’évanouisse, j’ai perdu beaucoup de sang, Ils ont aussi pris un briquet pour me brûler le ventre ».

Le témoignage de Moussa, berger nomade, illustre cette cruauté gratuite : Sous sa chemise, Moussa montre une autre trace indélébile sur son torse. Cette nuit-là, ses geôliers se sont amusés à lui brûler la poitrine avec un mégot.

Une stratégie de terreur pour contraindre à l’exil : un ciblage délibéré des civils

Cette violence n’est pas anarchique mais s’inscrit dans une stratégie délibérée. « Les civils sont délibérément ciblés depuis le déploiement de Wagner […] Les forces de sécurité tendent à considérer comme complices des mouvements djihadistes les populations qui vivent dans leur aire d’influence », analyse Yvan Guichaoua, chercheur au Bonn International Centre for Conflict Studies.

Des rafles sous prétexte antiterroriste

Les arrestations de masse suivent un schéma récurrent, comme l’illustre l’opération de Nampala. Ce dimanche 4 août 2024, les soldats ordonnent aux hommes et aux garçons de sortir de leur domicile. Ils sont rassemblés sur le terrain de sport, à côté d’un puits. Le soleil castagne. « On a passé toute la journée là. Les gens ne comprenaient pas ce qu’il se passait », témoigne Wangrin.

Cette opération, officiellement menée pour rechercher un talkie-walkie soupçonné de faciliter les communications avec les djihadistes, se solde par l’arrestation arbitraire de plusieurs villageois.

L’exil forcé comme objectif

L’efficacité de cette politique de terreur se mesure dans les chiffres de l’exode. « Ces disparitions et les exactions commises par les FAMa et Wagner […] sont emblématiques de cette stratégie, c’est-à-dire semer la terreur auprès de la population pour la forcer à l’exil », explique Boubacar OuldHamadi, président du Collectif pour la défense des droits du peuple de l’Azawad (CD-DPA), qui a recensé 304 enlèvements ou disparitions forcées entre octobre 2024 et mars 2025.

Un business lucratif de la souffrance

Au-delà de la dimension politique, ces enlèvements révèlent une dimension économique sordide. « Certains enlèvements sont clairement motivés par des gains financiers directs. Souvent perpétrés dans l’Azawad et le centre du Mali, ils relèvent de pratiques qui croisent à la fois le mercenariat, le banditisme organisé et les méthodes de la terreur », expose Attaye Ag Mohamed Aboubacrine, secrétaire général adjoint de l’association de défense des droits humains Kal Akal.

L’exemple de Mohamed illustre cette pratique. Il a finalement obtenu un classement sans suite moins d’une semaine plus tard et affirme avoir été libéré contre le paiement de près d’1,5 millions de Francs CFA (environ 2288 euros, ndlr) par sa famille.

De Wagner à Africa Corps : la continuité de l’impunité : l‘abdication des autorités maliennes

Face à ces exactions documentées, l’impunité règne. Les FAMa n’interviennent pas pour réfréner leurs partenaires russes, qui semblent priser leur autonomie. « Les Wagner prennent eux-même les gens sur le terrain et les FAMa n’ont pas leur mot à dire », se défend un officier malien, sous couvert d’anonymat.

Le silence assourdissant des autorités

L’absence de réaction officielle illustre cette complicité passive. Le ministère des armées malien, le ministère de la Défense russe, l’ambassade de Russie au Mali et des mercenaires du groupe Wagner n’ont pas répondu à nos sollicitations.

Le départ annoncé de Wagner ne signifie pas la fin de la présence russe. Mission « accomplie. » C’est ainsi que le groupe Wagner a annoncé vendredi 6 juin, sur une des chaînes Telegram qui lui sont affiliées, son départ du Mali après trois ans et demi sur place. Ce qui ne signifie pas la fin de la présence russe, désormais incarnée par Africa Corps, une structure directement pilotée par le ministère de la Défense russe.

Cette transition s’accompagne d’un changement de statut : Un partenariat officiel entre les deux pays, loin des dénégations maliennes qui ont longtemps cantonné les mercenaires russes à de simples « instructeurs », alors que les preuves d’exactions s’accumulaient, à l’instar du massacre de Moura, où au moins 500 personnes ont été tuées en mars 2022 selon les Nations Unies.

D’après nos informations, environ 1 500 hommes d’AfricaCorps, dont une partie d’anciens de Wagner, sont arrivés au compte-goutte depuis mi-décembre 2024. Cette continuité dans les hommes laisse présager une continuité dans les méthodes.

Pour les familles des disparus, l’attente demeure insoutenable. Pour les familles des disparus – 668 personnes arrêtées, enlevées ou disparues entre novembre 2023 et avril 2025 selon l’association Kal Akal -, rester sans nouvelle est un calvaire.

Le témoignage de Moussa résume cette détresse : « Je ne sais pas s’ils sont morts ou vivants. J’aimerais savoir. S’ils ne sont plus de ce monde et qu’il n’y a plus d’espoir, je serais apaisé ».

Cette enquête exceptionnelle de Forbidden Stories lève le voile sur l’un des aspects les plus sombres de la guerre au Mali. Elle révèle comment, sous couvert de lutte antiterroriste, un système concentrationnaire s’est mis en place dans l’indifférence générale. « La plupart des gens meurent en détention », résume tragiquement Attaye Ag Mohamed Aboubacrine. Une phrase qui synthétise trois années de terreur méthodique au cœur du Sahel, et rappelle que derrière les enjeux géopolitiques se cachent des drames humains d’une ampleur considérable.

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