Sécurité ou stigmatisation ? Les dérives silencieuses de la lutte antiterroriste au Sahel

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Fiacre VIDJINGNINOU, PhD Sociologie Politique-Militaire, Chercheur associé au Behanzin Institute

Alors que les États d’Afrique de l’Ouest multiplient les offensives militaires contre les groupes djihadistes, une autre bataille, plus discrète, se joue au sein même de leurs sociétés. Dans un climat de suspicion croissante, certaines communautés comme les Peulhs se retrouvent régulièrement au cœur des débats sécuritaires, tantôt considérées comme complices, tantôt comme victimes collatérales. Cette tribune appelle à un sursaut stratégique et moral : sans inclusion ni lucidité partagée, il n’y aura ni paix durable, ni victoire contre le terrorisme.

Depuis plus d’une décennie, l’Afrique de l’Ouest est confrontée à une recrudescence des violences djihadistes. D’abord concentrée dans le nord du Mali et les zones désertiques du Sahel, la menace a progressivement glissé vers le sud, touchant des pays longtemps considérés comme en retrait du conflit, tels que le Bénin, le Togo, la Côte d’Ivoire ou encore le Ghana. Au Mali, les premiers soupçons de collusion entre djihadistes et Touaregs ont contribué à nourrir des politiques publiques stigmatisantes envers ces derniers. Un mécanisme similaire s’est reproduit sur la trajectoire du djihadisme vers le Sud, ciblant cette fois les Peulhs.

Face à cette évolution, les réponses sécuritaires se sont renforcées : déploiement massif des forces de défense et de sécurité, création de milices locales, multiplication des opérations transfrontalières, partenariats avec des acteurs étrangers. Pourtant, malgré l’accroissement des moyens militaires, la spirale de la violence ne se résorbe pas. Au contraire, dans certaines régions, elle s’intensifie.

Cette dynamique appelle une réflexion en profondeur sur les fondements mêmes des politiques sécuritaires dans la région. Car au-delà des considérations stratégiques, un autre facteur, plus insidieux, semble miner les efforts engagés : la stigmatisation progressive de certaines communautés, en particulier les Peulhs. Considérés par certains appareils d’État, segments de l’armée ou groupes d’auto-défense comme potentiellement complices des djihadistes, les Peulhs sont régulièrement soumis à des contrôles renforcés, à des arrestations préventives, voire à des représailles collectives à la suite d’attaques armées. Mais cette perception, il faut le dire, trouve aussi ses racines dans une inquiétude réelle : dans certaines zones, des membres de cette communauté ont bel et bien été identifiés comme facilitateurs ou auteurs d’actes terroristes. Cela rend d’autant plus urgente une mobilisation interne pour dissiper les amalgames, renforcer le dialogue intercommunautaire et montrer l’engagement de la majorité peulhe à la cohabitation pacifique.

Une sécurité fondée sur le soupçon : dérives et effets contre-productifs

Le soupçon collectif repose sur un faisceau d’éléments : leur présence dans les zones frontalières sensibles, leur mode de vie pastoral souvent perçu comme insaisissable, leur appartenance religieuse dans des contextes marqués par l’extension d’un islam rigoriste. Mais ces justifications masquent mal une réalité : l’attribution d’une identité à risque à une communauté entière est une pente glissante qui, loin de renforcer la sécurité nationale, en sape les bases.

L’opération militaire de Moura, au Mali, menée en mars 2022, en constitue un exemple tragique. Officiellement destinée à neutraliser une katiba affiliée à Al-Qaïda, elle s’est soldée, selon les rapports de l’ONU et de Human Rights Watch, par l’exécution sommaire de plus de 500 civils, majoritairement d’ethnie peulhe. Cet événement a profondément ébranlé la relation entre l’État malien et ses populations rurales. Il a également illustré les risques d’une approche indistincte, où la lutte contre le terrorisme devient prétexte à une logique de punition communautaire.

Au Burkina Faso, avec la création des Volontaires pour la Défense de la Patrie (VDP), on a également vu émerger des pratiques similaires. Dans certaines localités, notamment à Yirgou ou Barsalogho, des civils peulhs ont été pris pour cible dans des représailles menées par des miliciens proches du pouvoir ou tolérés par lui. Ces représailles collectives ont, dans de nombreux cas, renforcé les fractures sociales et facilité l’adhésion aux discours djihadistes de protection des opprimés. Mais ces dynamiques posent aussi un dilemme : les représailles sont-elles la cause ou la conséquence des adhésions au djihadisme ? Le soupçon précède-t-il la violence, ou en est-il le fruit ? La réponse se situe sans doute dans une interaction complexe entre exclusion et radicalisation.

Le cas du Bénin, bien que moins extrême, montre que la stigmatisation peut se manifester de manière plus diffuse. Des arrestations préventives, des soupçons généralisés dans les discours sécuritaires, ou encore des restrictions informelles d’accès à certains services publics ont été signalés dans des communes comme Porga ou Tanguiéta. Ces formes de surveillance ciblée créent un climat de méfiance qui mine les efforts de prévention. Elles affaiblissent les dispositifs de renseignement communautaire qui, pourtant, sont essentiels dans la lutte contre des réseaux clandestins et diffus. Le pays a pourtant mis en place divers mécanismes institutionnels pour mieux encadrer ces populations : Haut Commissariat à la sédentarisation des éleveurs (décret n°2021-316 du 16 juin 2021), couloirs de passage, aires de pâturage, aires de cultures fourragères… Mais ces outils, en se focalisant sur la régulation foncière et pastorale, peinent à répondre à la complexité sociale des dynamiques identitaires et sécuritaires. Conscient des tensions croissantes, le président Patrice Talon a rencontré, le 27 décembre 2024, les dignitaires et représentants de la communauté peulhe afin d’écouter leurs préoccupations et d’ouvrir un dialogue constructif. À l’issue de cette rencontre, une commission multipartite a été mise en place pour identifier les facteurs de fragilité, améliorer la cohésion intercommunautaire et renforcer la contribution de cette communauté à la stabilité nationale.

À l’inverse, certaines expériences méritent d’être analysées et consolidées. Le Togo, notamment à travers le programme Koundjoaré, a mis en place des dispositifs de dialogue communautaire associant chefs traditionnels, leaders peulhs, agriculteurs sédentaires et représentants de l’État. En combinant gestion pacifiée de la transhumance, campagnes de sensibilisation et sécurité de proximité, ce programme a permis d’instaurer un climat de confiance relatif dans une région pourtant sous pression. Il montre que les politiques de sécurité inclusives, loin d’affaiblir la réponse à la menace, en renforcent au contraire la légitimité et l’efficacité.

Pour une stratégie de sécurité inclusive et durable

Il serait irresponsable de nier les infiltrations documentées de groupes djihadistes au sein de certaines franges des communautés peulhes. Ces faits existent et leur gravité impose une réponse proportionnée, ferme mais différenciée. Pourtant, l’efficacité d’une politique de sécurité moderne repose d’abord sur la finesse du discernement, la capacité à cibler les véritables menaces sans criminaliser des groupes entiers. L’amalgame, lorsqu’il devient méthode, fragilise non seulement la cohésion sociale mais délégitime l’action publique. Dans bien des cas, l’exclusion précède le ralliement : non par adhésion idéologique au djihadisme, mais par rejet d’un État devenu sourd ou brutal.

C’est pourquoi réinvestir les marges ne doit pas se résumer à y multiplier les postes de contrôle ou les opérations militaires. Il faut y réimplanter les promesses de l’État : une école fonctionnelle, un dispensaire accessible, une radio communautaire en langue locale, un marché rural où coexistent pasteurs et cultivateurs. L’autorité publique ne peut plus se réduire à sa seule force : elle doit redevenir horizon de justice, ferment d’espérance.

Repenser la lutte antiterroriste, c’est réactualiser le contrat social entre l’État et ses périphéries. Non pas en y imposant une sécurité verticale, mais en acceptant d’y co-construire des modèles adaptés, respectueux des diversités culturelles, des régulations traditionnelles et des aspirations populaires à la dignité. Cela suppose de former les forces de l’ordre à la neutralité ethnoculturelle, de revitaliser les mécanismes locaux de médiation, de soutenir les réseaux informels de prévention. À ce titre, des données plus systématiques sur les effets des actions communautaires, les taux de radicalisation ou les perceptions des forces de sécurité gagneraient à être collectées et diffusées.

Dans une Afrique de l’Ouest marquée par la fragmentation et la méfiance, chaque citoyen reconnu dans son identité est une digue contre la radicalisation. Chaque communauté intégrée devient un rempart contre la violence extrême. L’alternative à la stigmatisation n’est ni l’angélisme ni la démission sécuritaire. C’est la lucidité stratégique, doublée d’un sursaut moral. Et peut-être aussi, tout simplement, l’expression d’un État digne de ce nom : celui qui protège, écoute et respecte tous ses enfants.

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