Les relations politico-militaires entre la France et le Sénégal traversent une zone de fortes turbulences. Depuis que Bassirou Diomaye Faye a affirmé sa volonté de retirer les bases françaises du territoire sénégalais, la coopération militaire entre Paris et Dakar vacille. Loin des discours officiels, les tractations en coulisses témoignent d’un duel feutré, où chaque camp joue ses cartes pour défendre ses intérêts stratégiques.
Étincelles. Le début d’année 2025 a été marqué par un échange téléphonique aussi discret que stratégique entre Sébastien Lecornu, ministre français des Armées, et son homologue sénégalais, le général Birame Diop. L’objectif ? Sonder les intentions réelles de Dakar et tenter d’amortir la dégradation rapide du partenariat militaire. Un appel jugé crucial alors que le président français, Emmanuel Macron, venait de raviver les tensions en reprochant aux dirigeants africains leur « ingratitude » face aux opérations militaires françaises depuis 2013.
Ousmane Sonko, Premier ministre sénégalais et figure de proue de la ligne souverainiste, a répliqué immédiatement : « la fermeture des bases françaises est une décision pleinement assumée par l’État sénégalais, et non le résultat d’un arrangement avec Paris ». Derrière ce discours, une réalité plus nuancée se dessine : si la rupture militaire avec la France est un cap politique, l’armée sénégalaise, elle, cherche à éviter un divorce brutal.
Les militaires sénégalais tentent de sauver les meubles. Malgré la volonté affichée de tourner la page de la présence militaire française, l’état-major sénégalais est loin de se réjouir d’un départ précipité. Les liens tissés depuis l’indépendance en 1960 restent profonds, notamment sur le plan de la formation et des exercices conjoints. En 2024, pas moins de 300 opérations d’entraînement ont été menées entre les Éléments Français au Sénégal (EFS) et les Forces Armées Sénégalaises (FAS).
Conscients du risque de voir disparaître un appui technique de premier plan, certains hauts gradés militent pour le maintien d’une mission de défense allégée, qui permettrait l’organisation de détachements d’instruction opérationnelle (DIO). Paris n’écarte pas cette option mais pose ses conditions : des garanties écrites et un cadre clair pour éviter toute accusation de néocolonialisme.
Le ministère français des Armées sait que le Sénégal ne pourra pas se passer totalement d’une infrastructure militaire capable d’assurer une logistique avancée. Paris met donc en avant l’utilité de ses bases comme plateforme de soutien pour les Forces armées sénégalaise (FAS), notamment pour la maintenance des véhicules et des équipements nécessaires aux entraînements conjoints.
Surtout, le contexte géopolitique pèse dans les négociations : l’état-major français a aujourd’hui d’autres priorités, notamment en Europe de l’Est, où une intervention en Ukraine est à l’étude. Il est donc impensable pour la France d’engager des moyens logistiques coûteux pour maintenir une coopération avec Dakar, sauf si celle-ci se révèle clairement stratégique.
L’Élysée pose également un préalable politique : toute demande de coopération militaire devra être formellement exprimée par Dakar, afin de dissiper toute ambiguïté sur un éventuel forcing français. Une exigence qui illustre la fébrilité de Paris face à la montée du sentiment anti-français en Afrique de l’Ouest.
Une doctrine militaire à reconstruire sous pression étrangère. Si la position de rupture des autorités sénégalaises semble ferme, la réalité est plus contrastée. Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko ont mis la priorité sur l’économie et la gestion budgétaire plutôt que sur les enjeux sécuritaires. En conséquence, l’armée sénégalaise a vu ses crédits fortement réduits, notamment dans l’achat de carburant pour ses opérations dans le Nord, aux frontières du Mali, une zone où les djihadistes du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) gagnent du terrain.
Par ailleurs, la fin de la coopération militaire française ouvre un boulevard à d’autres acteurs internationaux. Londres, en particulier, s’intéresse de près au Sénégal et a intensifié ses contacts avec l’Institut de Défense du Sénégal (IDS). À l’automne 2024, le général Koly Faye, alors à la tête de l’IDS, a effectué un déplacement discret au Royaume-Uni, prélude à une reconfiguration stratégique de l’armée sénégalaise qui pourrait se tourner vers de nouveaux partenaires.
Les risques cachés d’une rupture totale. Si l’argument de la souveraineté militaire est un levier politique puissant, il masque des défis logistiques préoccupants. L’aéroport international Blaise-Diagne (AIBD), le plus important du Sénégal, dépend en grande partie des forces françaises pour assurer la fonction critique de Search & Rescue. Or, cette mission est actuellement confiée à un Falcon 50 de la marine française.
Dakar ne disposant que d’un CN-235 en état précaire pour assurer ce type d’opérations, la fin de la coopération pourrait remettre en cause les normes de conformité de l’aéroport aux standards internationaux. En cas d’invalidation, cela entraînerait une baisse significative du trafic aérien et des redevances liées au survol de l’espace sénégalais, un coup dur pour l’économie du pays.
De plus, la France détient encore un atout de poids : la station de transmission de Rufisque. Cette base ultra-stratégique sert de relais aux communications des sous-marins français en Atlantique, y compris ceux engagés dans la dissuasion nucléaire. Officiellement, Paris assure qu’elle restituera toutes ses installations d’ici fin 2025, mais en coulisses, la question de Rufisque reste sensible.
Le démantèlement de cette infrastructure, estimé à 5 millions d’euros, pourrait prendre des années. Paris pourrait chercher à négocier son maintien temporaire en échange de concessions militaires, offrant ainsi à Dakar une carte maîtresse pour peser dans les discussions.
Une rupture actée, mais sous conditions. Si la fermeture des bases françaises semble actée, les coulisses des négociations montrent qu’il ne s’agit pas d’un simple divorce administratif. L’armée sénégalaise cherche à minimiser les pertes capacitaires, Paris veut éviter un départ humiliant, et de nouveaux acteurs s’activent déjà pour combler le vide.
Loin du symbole souverainiste affiché par le pouvoir, ce rééquilibrage des relations franco-sénégalaises est en réalité un jeu d’influence complexe, où chaque décision militaire a des répercussions économiques et géopolitiques. Dakar veut prendre ses distances avec Paris, mais sait qu’une rupture mal calibrée pourrait fragiliser sa propre armée et son positionnement stratégique dans la sous-région.
En d’autres termes, la fin des bases françaises au Sénégal est une affaire réglée sur le papier, mais les négociations en coulisses pourraient bien redéfinir, à terme, les contours de la coopération militaire. Avec, à la clé, un possible retour sous une autre forme, et sous d’autres conditions.