Le JNIM au Sahel : comprendre une métamorphose djihadiste à l’échelle régionale

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Par Fiacre VIDJINGNINOU, PhD, Sociologie Politique – Militaire Chercheur Principal au Behanzin Institute

Une rébellion qui gouverne

Depuis sa création en 2017, le Jama’at Nusrat al-Islam walMuslimin (JNIM) n’a cessé de croître en influence et en complexité. Résultat d’une fusion de plusieurs groupes armés sahéliens, il a su s’adapter aux dynamiques locales tout en inscrivant son action dans une stratégie régionale ambitieuse. Plus qu’un simple acteur terroriste, le JNIM se pose aujourd’hui en pouvoir alternatif dans les zones délaissées par les États, articulant jihad, protection communautaire et ordre islamique. Comprendre cette métamorphose, c’est déchiffrer les logiques sociales, territoriales et géopolitiques d’un conflit devenu endémique.

1. Une architecture hybride et territorialisée

Le JNIM repose sur une structure en réseau. Sa force tient à la conjugaison de plusieurs logiques : un leadership unifié autour d’Iyad Ag Ghaly, stratège touareg habile à manœuvrer entre clans et alliances locales ; un enracinement communautaire via des figures comme Amadou Koufa, dont le discours mobilisateur peul réactive une mémoire de résistance. Cette double verticalité (charismatique et ethnique) permet au JNIM de conserver une unité relative tout en laissant à chaque katiba une autonomie tactique.

Chaque branche du JNIM répond à des réalités sociologiques propres. La Katibat Macina, active dans le centre du Mali, se distingue par son ancrage peul et son discours anticolonial détourné, nourri d’un ressentiment historique. Ansar Dine, davantage présent dans le Nord, s’appuie sur les revendications touarègues d’autonomie. Al-Mourabitoun, enfin, conserve une posture transnationale, liée aux réseaux d’Aqmi. Cette hybridation rend le mouvement difficile à cerner, mais redoutablement résilient.

Cette architecture souple a permis une extension progressive de son emprise. À l’origine cantonné au nord et centre du Mali, le JNIM opère désormais au Burkina Faso, au Niger, et se projette vers le Bénin, la Côte d’Ivoire et le Togo. Dans ces marges oubliées, il remplit les fonctions régaliennes : justice (via la charia), fiscalité (zakat armée), résolution des conflits locaux. Il ne détruit pas, il remplace.

2. Une économie de guerre rationalisée

Le financement du JNIM repose sur un modèle économique hybride : extorsions, trafics (or, carburant, bétail), prélèvement d’une zakat sur les activités économiques locales. Il s’impose souvent comme un prélèvement prévisible, moins arbitraire que les rackets militaires ou les taxes d’État. Cette « gouvernance par le prélèvement » participe à sa légitimité.

Plus encore, le JNIM tire sa résilience de sa capacité à résonner avec les ressentiments profonds : ceux des Peuls marginalisés, des villageois abusés par l’armée, des jeunes sans perspectives. En se présentant comme protecteur face aux exactions étatiques ou aux supplétifs russes, il insère sa violence dans un récit de justice, de revanche, et d’ordre restauré.

Cette réappropriation des fonctions de l’État par un groupe armé brouille les catégories traditionnelles : le JNIM se situe au croisement du seigneur de guerre, du chef religieux et de l’administrateur. Il recrute, taxe, juge, punit. Il ne fait pas que combattre : il gouverne. C’est cette dimension semi-étatique qui inquiète le plus.

3. Une stratégie territoriale vers le Golfe de Guinée

Depuis 2025, le JNIM ne se contente plus d’attaques isolées : il frappe des camps militaires, prend temporairement des localités, administre des zones. Sa stratégie vise à créer un corridor territorial du centre du Mali jusqu’au nord du Bénin et du Togo. L’objectif n’est pas tant la prise de capitales que l’établissement d’une continuité de contrôle, logistique et symbolique, à distance des États.

Ce front sud, que peu d’analystes anticipaient il y a cinq ans, rend caduque toute lecture strictement sahélienne du phénomène. Le djihadisme devient un phénomène de la bande ouest-africaine dans son ensemble, où les États côtiers, longtemps spectateurs, sont désormais directement visés. Le JNIM teste les capacités de réaction, cartographie les zones vulnérables, et exploite les vides de l’administration.

La possibilité d’une projection vers les ports du Golfe de Guinée n’est plus théorique. Elle offrirait au JNIM un accès indirect aux routes commerciales internationales, des sources de ravitaillement, et une base logistique régionale. Cette menace n’est pas imminente, mais structurelle.

4. Quelle réponse face à une menace mutante ?

Ni les opérations militaires à large spectre, ni les interventions étrangères n’ont permis d’endiguer le JNIM. Pour les chercheurs comme ceux du CSIS ou d’ISS Africa, une réponse efficace exige :

• de cibler les sous-groupes pour démanteler la structure par segments ;

• de rétablir la confiance entre civils et armée par une gouvernance locale juste ;

• de tarir les circuits de financement illégal (trafics, redevances).

Mais surtout, il faut repolitiser la réponse. Ce n’est pas en renforçant les casernes que l’on reconstruit l’espérance. Le jihadisme se combat aussi par l’école, la justice, la terre partagée, les institutions restaurées.

Une stratégie régionale ne pourra aboutir que si elle s’inscrit dans une démarche concertée entre États côtiers et sahéliens, avec une implication accrue des sociétés civiles. Il s’agit d’opérer un renversement de paradigme : sortir de la logique de guerre totale pour entrer dans une logique de réparation des fractures politiques et sociales.

La paix contre le califat, ou la république par les marges

Le JNIM est le symptôme d’une crise d’ordre, pas seulement une crise de sécurité. Il prospère là où l’État a abdiqué, où les populations n’espèrent plus, où les communautés n’ont plus que le langage du sabre pour se faire entendre. Répondre à cette dynamique implique une refondation politique et morale : écouter les marges, rendre justice, et oser l’état par le bas.

Le Sahel n’est pas perdu. Mais le temps de la demi-mesure est passé. Il faut opposer à l’ordre islamiste radical une vision plus forte, plus humaine, plus partagée du futur. Sans cela, le califat djihadiste cessera d’être un fantasme pour devenir un fait.

Et pour aller plus loin sur le sujet :

Thurston, A. (2020). Jihadists of North Africa and the Sahel: Local Politics and Rebel GroupsCambridge University Press.
➤ L’un des ouvrages les plus complets sur les groupes jihadistes sahéliens, leurs dynamiques internes et leur rapport aux populations locales.

Marchal, R. (2017). Les jihadistes du Sahel : Une nébuleuse régionalisée. In Politique africaine, n°145.
➤ Analyse fine de la structuration du JNIM et de ses mutations, par l’un des meilleurs spécialistes français des conflits sahéliens.

Benjaminsen, T. A., & Ba, B. (2019). Why do pastoralists in Mali join jihadist groups?. Review of African PoliticalEconomy.
➤ Un éclairage indispensable sur les ressorts sociaux et identitaires de la mobilisation peule, notamment autour de la Katiba Macina.

Zenn, J. (2020). Unmasking Boko Haram: Exploring Global Jihad in NigeriaLynne Rienner Publishers.
➤ Bien que focalisé sur Boko Haram, cet ouvrage offre des comparaisons utiles pour comprendre les trajectoires régionales et transfrontalières des mouvements jihadistes.

International Crisis Group (2023). The Jihadist Movement in the Sahel: A Strategy of FragmentationRapport Afrique n°306.
➤ Une synthèse actualisée et rigoureuse sur la stratégie du JNIM, ses modes de gouvernance, et les réponses sécuritaires envisagées.

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