Dans cette première partie de l’analyse sur la diversité des courants islamiques en Afrique, Fiacre VIDJINGNINOU, PhD en Sociologie-Militaire, Chercheur associé au Behanzin Institute, approfondit l’examen des ramifications sociopolitiques des mouvements religieux. Une introduction au sujet a été précédemment publiée, contextualisant les dimensions et les pratiques variées de l’Islam sur le continent, ainsi que leur influence sur les dynamiques sociales et politiques.
L’Islam en Afrique, souvent perçu de l’extérieur comme une religion homogène, est en réalité un tissu complexe et riche de courants et de pratiques qui ont profondément façonné le paysage religieux, social, politique, et culturel du continent. Cette diversité religieuse s’exprime principalement à travers deux grands courants : le sunnisme, largement dominant, et le chiisme, plus minoritaire mais en croissance. À ces courants s’ajoute le soufisme, une dimension mystique de l’islam qui imprègne particulièrement les pratiques religieuses en Afrique de l’Ouest et du Nord. Ensemble, ces courants ne se contentent pas d’influencer la vie spirituelle des musulmans africains, ils structurent également les dynamiques sociales et politiques du continent, jouant un rôle crucial dans la formation des identités, des allégeances et des réseaux de pouvoir.
Cette diversité religieuse, loin d’être simplement théologique, porte en elle des implications profondes pour les sociétés africaines. Chaque courant islamique a façonné des communautés de manière distincte, influençant non seulement les pratiques religieuses, mais aussi les structures économiques, les systèmes de gouvernance, et même les dynamiques de conflit. En explorant les spécificités du sunnisme, du chiisme, et du soufisme en Afrique, il est possible de mieux comprendre comment ces courants façonnent non seulement la pratique religieuse, mais aussi les relations sociales et politiques au sein des sociétés africaines.
A. Le Sunnisme : L’épine dorsale de l’islam africain
Le sunnisme est, de loin, le courant islamique le plus répandu en Afrique, représentant entre 85 et 90 % des musulmans du continent. Toutefois, cette domination n’implique pas une uniformité doctrinale ou pratique. Le sunnisme en Afrique est, en réalité, un ensemble diversifié de pratiques religieuses, juridiques et culturelles, qui varient considérablement d’une région à l’autre. En Afrique du Nord et en Afrique de l’Ouest, le malikisme, une des principales écoles juridiques du sunnisme, domine. Le malikisme, qui accorde une grande importance aux coutumes locales dans l’interprétation de la charia, a facilité l’intégration de l’islam dans des sociétés africaines aux traditions culturelles profondément enracinées. En Afrique de l’Est, le chaféisme, une autre école sunnite, exerce une influence significative, notamment sur la côte est-africaine, de la Somalie à la Tanzanie.
Pratiques et Influences : Les pratiques sunnites en Afrique sont souvent le résultat d’une interaction entre l’islam orthodoxe et les traditions culturelles locales. Par exemple, en Afrique de l’Ouest, les confréries soufies, bien qu’étant une forme de sunnisme, ont développé des pratiques mystiques qui les distinguent des autres branches sunnites. Ces confréries ne se contentent pas de guider spirituellement leurs adhérents, elles jouent également un rôle crucial dans l’organisation sociale et économique. Elles gèrent des réseaux d’entraide, participent à la médiation des conflits, et exercent une influence politique non négligeable.
La confrérie Mouride au Sénégal illustre parfaitement l’influence du sunnisme soufi en Afrique. Fondée par Cheikh Ahmadou Bamba au XIXe siècle, cette confrérie a évolué pour devenir une force socio-économique et politique majeure au Sénégal. Les Mourides ont su créer un réseau commercial prospère, notamment dans la culture de l’arachide et le commerce informel, dont l’influence s’étend bien au-delà des frontières sénégalaises, atteignant la diaspora sénégalaise en Europe et en Amérique. Sur le plan politique, les marabouts mourides, qui détiennent une autorité quasi-divine, jouent souvent un rôle déterminant lors des élections présidentielles, influençant les votes de millions de fidèles. Leur pouvoir va au-delà de la simple sphère religieuse, faisant de la confrérie un acteur incontournable du paysage sociopolitique sénégalais.
B. Le Chiisme : une influence croissante et géopolitique
Bien que minoritaire, le chiisme connaît une expansion notable en Afrique, notamment en Afrique de l’Est et dans certaines régions du Nigeria. Contrairement au sunnisme, le chiisme en Afrique est souvent associé à des dynamiques géopolitiques plus larges, principalement en raison de l’influence de l’Iran. Au cours des dernières décennies, l’Iran a intensifié ses efforts pour promouvoir le chiisme en Afrique, en finançant des écoles religieuses, en offrant des bourses d’études à de jeunes musulmans africains pour étudier en Iran, et en contribuant à la construction de mosquées chiites. Cette stratégie vise à étendre l’influence iranienne dans des régions traditionnellement dominées par le sunnisme, créant ainsi de nouvelles dynamiques religieuses et politiques.
Au Nigeria, l’influence chiite s’est manifestée de manière significative avec l’émergence du Mouvement Islamique du Nigeria (IMN), dirigé par Ibrahim Zakzaky. Inspiré par la Révolution islamique en Iran, ce mouvement prône un chiisme militant et s’oppose ouvertement à l’État nigérian, majoritairement sunnite. Le Mouvement Islamique du Nigeria est souvent en conflit avec le gouvernement, ce qui a conduit à de violentes répressions, notamment en 2015, lorsque des centaines de membres du mouvement ont été tués lors d’une confrontation avec l’armée nigériane. Malgré cela, l’IMN a maintenu un réseau bien structuré et financé, en grande partie grâce au soutien iranien. Ce mouvement illustre la façon dont le chiisme, bien que minoritaire, peut devenir un acteur politique et religieux influent dans certains contextes africains.
C. Le Soufisme : le cœur spirituel et social de l’Islam africain
Le soufisme, souvent décrit comme la dimension mystique de l’islam, est particulièrement influent en Afrique de l’Ouest et du Nord. Le soufisme en Afrique se distingue par ses confréries, qui sont bien plus que de simples associations religieuses. Elles sont des institutions sociales et économiques qui structurent les communautés, jouent un rôle clé dans la médiation des conflits, et maintiennent la cohésion sociale dans des contextes souvent marqués par l’instabilité politique et économique. Les confréries soufies, comme la Tijaniyya, la Qadiriyya et la Mouridiyya, sont des acteurs incontournables dans les régions où elles sont présentes, offrant non seulement une guidance spirituelle, mais aussi un soutien matériel et social à leurs membres.
En Mauritanie, la confrérie Tijaniyya joue un rôle central dans la médiation des conflits tribaux et politiques. Grâce à leur autorité morale, les leaders tijanes ont réussi à maintenir la paix entre différents groupes ethniques et tribaux, conférant à la confrérie une légitimité et une influence qui dépassent souvent celles des autorités étatiques. Leur rôle dans la société mauritanienne est si important qu’ils sont régulièrement sollicités pour intervenir dans des négociations politiques, notamment lors des périodes de tensions électorales ou de crises nationales. La confrérie Tijaniyya, par son influence, montre comment le soufisme peut être un facteur de stabilité dans des sociétés fragiles.
De l’islamisation à la radicalisation : un chemin dangereux
Si l’islamisation a souvent été un vecteur de cohésion sociale et de développement dans de nombreuses régions d’Afrique, elle a aussi, dans certains contextes, ouvert la voie à des formes de radicalisation inquiétantes. L’expansion rapide de certains courants islamiques, combinée à des conditions socio-économiques précaires et à l’absence d’institutions étatiques fortes, a créé un terreau fertile pour l’émergence de mouvements radicaux. Ces mouvements, comme Boko Haramau Nigeria, Al-Shabaab en Somalie, ou encore les groupes affiliés à l’État islamique au Sahel, exploitent les frustrations sociales, la pauvreté, et l’injustice pour recruter de nouveaux adeptes et justifier leur idéologie extrémiste.
Boko Haram, à l’origine un mouvement salafiste prônant un retour à un islam pur et rigoriste, est devenu l’un des groupes terroristes les plus redoutés d’Afrique. Le groupe a profité du ressentiment local contre les élites politiques corrompues, l’absence de services publics, et la pauvreté endémique pour justifier son recours à la violence. Boko Haram a non seulement déstabilisé le nord du Nigeria, mais aussi les pays voisins comme le Cameroun, le Tchad, et le Niger. Cette dérive vers la radicalisation montre comment l’islamisation, lorsqu’elle est mal encadrée et exploitée par des acteurs malveillants, peut conduire à des formes de violence extrémiste qui menacent la stabilité régionale.
En conclusion, alors que l’islamisation a le potentiel d’être un puissant moteur de cohésion sociale et de développement économique dans de nombreuses régions d’Afrique, elle n’est pas sans risques. Les dynamiques religieuses, lorsqu’elles sont manipulées à des fins politiques ou laissées sans encadrement adéquat, peuvent se transformer en vecteurs de division et de violence. Le cas de Boko Haram au Nigeria, entre autres, illustre de manière tragique comment des mouvements religieux, nés de frustrations légitimes et de conditions socio-économiques difficiles, peuvent dévier vers une radicalisation extrême qui déstabilise des régions entières, provoquant des souffrances humaines incommensurables et freinant tout espoir de développement durable.
Toutefois, la radicalisation islamiste en Afrique n’est pas un destin inévitable. Pour contrer cette menace, il est impératif que les gouvernements africains, soutenus par la communauté internationale, investissent dans le renforcement des institutions étatiques, notamment celles qui assurent la sécurité, l’éducation, et la justice. Il est tout aussi crucial de promouvoir l’inclusion sociale et de s’attaquer aux causes profondes de la marginalisation, telles que la pauvreté, l’injustice et la corruption, qui alimentent le terreau du radicalisme.
En parallèle, le soutien à des formes d’islam qui prônent la paix, la tolérance et la coexistence doit être renforcé. Les leaders religieux modérés, les confréries soufies, et les autres acteurs de la société civile doivent être engagés dans un dialogue constant pour promouvoir un islam africain qui s’aligne sur les valeurs de paix et de progrès. La préservation des traditions religieuses locales, qui ont historiquement joué un rôle stabilisateur, doit également être encouragée pour contrer l’influence des idéologies extrémistes importées.
Enfin, il est essentiel de reconnaître que la lutte contre la radicalisation ne peut se faire uniquement par la répression militaire ou policière. Elle nécessite une approche holistique qui intègre des politiques de développement inclusif, la promotion des droits humains, et l’éducation. Les populations locales doivent être au cœur de ces stratégies, non seulement comme bénéficiaires, mais aussi comme acteurs principaux du changement. C’est en combinant ces efforts que l’Afrique pourra transformer le défi de l’islamisation en une opportunité pour renforcer l’unité nationale, promouvoir le développement durable, et garantir une paix durable sur le continent.
Ainsi, le chemin de l’avenir pour l’Afrique passe par une gestion équilibrée de la diversité religieuse et un engagement résolu à combattre toutes les formes de radicalisation, afin d’assurer que l’islamisation soit une force de construction plutôt que de destruction. Le défi est immense, mais avec une vision claire, un leadership fort, et un engagement collectif, l’Afrique peut non seulement surmonter ces obstacles, mais aussi s’élever en tant que modèle de coexistence pacifique et de développement harmonieux dans le monde islamique.
Références bibliographiques
1- Lewis, I. M. (1998). Islam in Tropical Africa. Indiana University Press.
• Ce livre examine l’introduction et l’impact de l’Islam en Afrique, y compris les dynamiques sociales et culturelles liées aux principaux courants islamiques sur le continent.
2- Soares, B. F., & Otayek, R. (Eds.). (2007). Islam and Muslim Politics in Africa. Palgrave Macmillan.
• Cet ouvrage collectif explore les interactions entre les courants islamiques et la politique en Afrique, mettant en lumière les implications sociopolitiques du sunnisme, du chiisme, et du soufisme.
3- Launay, R. (1992). Beyond the Stream: Islam and Society in a West African Town. University of CaliforniaPress.
• Ce livre étudie l’influence du soufisme et des confréries soufies sur la vie quotidienne dans une communauté d’Afrique de l’Ouest.
4- Kane, O. (2003). Muslim Modernity in Postcolonial Nigeria: A Study of the Society for the Removal of Innovation and Reinstatement of Tradition. Brill.
• Cet ouvrage analyse les tensions entre modernité et tradition dans l’Islam nigérian, avec une attention particulière aux dynamiques du sunnisme et du chiisme dans le pays.
5- Loimeier, R. (2013). Muslim Societies in Africa: A Historical Anthropology. Indiana University Press.
• Ce livre propose une perspective historique et anthropologique sur les sociétés musulmanes en Afrique, explorant les différentes expressions de l’Islam et leur impact sur la culture et la politique.
6- Marchal, R. (2013). « Boko Haram and the Resilience of Militant Islam in Northern Nigeria. » International Affairs, 89(4), 891-912.
• Cet article examine l’émergence de Boko Haram et les conditions sociales et politiques qui ont conduit à la radicalisation en Afrique de l’Ouest.
7- Schulz, D. E. (2012). « Spiritual Ecology: The Tijaniyyaand the Search for Religious Purity in the Politics of Everyday Life. » Africa Today, 58(3), 2-24.
• Cet article explore le rôle du soufisme, en particulier la Tijaniyya, dans la structuration des dynamiques sociales et politiques en Afrique de l’Ouest.