La démocratie n’est pas le problème de l’Afrique : elle représente une solution différée

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Par Fiacre VIDJINGNINOU , PhD en Sociologie politique-militaire

« Le malheur de notre époque, c’est que les dictateurs nous vendent l’échec de la démocratie sans jamais avoir tenté de la faire fonctionner. »

— Inspiré de Karl Popper, “La société ouverte et ses ennemis”

À écouter les discours des nouvelles élites militaires africaines, la démocratie semble être devenue un terme maudit. Pour eux, elle incarne un système de faiblesse, une infiltration occidentale, une impuissance structurelle. Dans les capitales assiégées par les slogans populistes, les colonels convertis en chefs d’État par effraction proclament que l’Occident et son modèle politique sont les fossoyeurs des véritables indépendances. Cependant, lorsqu’on examine les faits, ces régimes autoproclamés “souverainistes” apparaissent surtout comme les fossoyeurs du bien commun, de l’État de droit et de toute perspective de refondation durable. Ce n’est pas la démocratie qui a échoué, ce sont ceux qui s’en sont débarrassés.

Détournement historique et mésusage des principes démocratiques

Depuis 2021, les théories justifiant les coups d’État successifs au Mali, en Guinée, au Burkina Faso, et plus récemment au Niger, s’articulent autour d’un argument aussi simpliste que périlleux : la démocratie serait une importation occidentale inadaptée aux réalités africaines. Cette conception ne résiste ni à l’analyse historique ni à la rigueur des sciences politiques.

La démocratie n’est pas née dans le giron de l’Europe postcoloniale : elle a été conçue comme un principe universel d’autorégulation des sociétés fondé sur le pluralisme, l’alternance et la légitimité populaire (Dahl, 1971). Elle ne se limite pas au multipartisme mais incarne un équilibre entre la souveraineté populaire, la limitation du pouvoir et la reddition de comptes. Ce sont justement ces mécanismes — l’existence d’oppositions libres, de presse indépendante, de magistrats autonomes — que les régimes militaires africains s’empressent de démanteler.

Du populisme militaire à l’impasse stratégique : le blocage AES

Même en l’absence de démocratie, on aurait pu espérer des résultats. Cependant, les régimes du “nouvel axe de souveraineté” — Mali, Burkina Faso, Niger — n’ont produit aucun succès notable, ni sur le plan militaire, ni dans le domaine du développement.

Au Niger, le général Abdourahamane Tiani, enfermé dans son palais, gouverne par la peur et la propagande. L’ancien président Mohamed Bazoum, incarcéré sans jugement, sert de caution à un pouvoir qui a depuis longtemps perdu toute orientation. Le mécontentement populaire s’accroît. Privé d’imagination, la rhétorique de Tiani ne se résume plus qu’à des diatribes contre le Bénin, devenu prétexte d’un régime en manque de légitimité.

Au Burkina Faso, le capitaine Traoré, qui prétendait redéfinir la souveraineté, s’est transformé en adepte des méthodes autocratiques. Des milices auxiliaires (les VDP) sans formation ni supervision commettent des atrocités, tandis que des bataillons numériques affiliés à son entourage inondent le web d’un discours zombifié. La guerre contre le terrorisme ? Elle se mène davantage sur Facebook que sur le terrain.

Au Mali, le Général Goïta est devenu le subordonné d’une puissance non africaine, la Russie. Sous le prétexte de lutte contre l’impérialisme, Bamako a échangé sa souveraineté contre une tutelle mercenaire, livrant le pays à des violations massives des droits humains. Les populations civiles en paient le prix, dans un silence coupable.

Aucune réforme de fond. Aucune réhabilitation des services publics. Aucune amélioration soutenue des conditions de vie. Seulement le règne de la propagande, du soupçon, de la répression et du pillage.

Ce que dit la théorie politique : autoritarisme et autodestruction

Les théories classiques de la démocratie (Schumpeter, 1942 ; Przeworski, 1991) montrent que les régimes autoritaires sont incapables de garantir la performance institutionnelle sur le long terme. Ils confondent l’ordre avec l’obéissance, la stabilité avec la peur, la souveraineté avec l’isolement.

Encore plus inquiétant, comme le soutient Guillermo O’Donnell (1994), les régimes militaires affaiblissent systématiquement la “verticalité de l’État” : les institutions servent un groupe restreint, les capacités bureaucratiques sont sabotées par la crainte de la compétence indépendante, et le lien entre gouvernants et gouvernés se transforme en suspicion sécuritaire.

En éliminant les contrepouvoirs, ces régimes annihilent le diagnostic avant même de traiter la maladie.

La démocratie comme outil de reconstruction et non de soumission

À contre-courant de cette dérive autoritaire, l’expérience de plusieurs États africains montre que la démocratie – lorsqu’elle est adoptée, encadrée, renforcée – peut produire des effets positifs. Le Ghana, malgré ses imperfections, demeure une référence régionale. Le Cap-Vert et le Botswana, souvent ignorés dans les narratifs afro-pessimistes, maintiennent des équilibres politiques enviables.

La démocratie n’est pas une solution miracle. Cependant, elle reste le seul cadre politique qui permet l’expression libre des conflits sociaux, la négociation des priorités collectives, et l’adaptation des politiques publiques. Elle offre ce que les régimes autoritaires prohibent : la possibilité de changer de dirigeants sans violence.

La démocratie n’a pas échoué – elle n’a pas encore reçu sa chance

Ce n’est pas la démocratie qui a ruiné nos institutions : ce sont les trahisons successives de ses principes. Ceux qui accusent la démocratie d’être une faiblesse sont précisément ceux qui n’ont jamais eu l’intention de la faire fonctionner. Ils préfèrent l’illusion de l’ordre à la vérité du débat, le pouvoir sans contrôle à l’autorité partagée.

Or, comme le rappelait Claude Lefort, la démocratie est le régime de l’incertitude assumée, celui où le pouvoir n’est jamais confisqué, mais toujours remis en jeu. C’est précisément pour cela qu’elle est dangereuse pour ceux qui veulent gouverner indéfiniment. Et c’est pour cela qu’elle demeure notre seule voie d’avenir.

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