La CEDEAO à l’épreuve de sa propre inertie : une analyse critique des limites institutionnelles d’une organisation en crise

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Fiacre VIDJINGNINOU, PhD en Sociologie Politique – Militaire, Chercheur associé au Behanzin Institute

Une célébration en trompe-l’œil

Le 28 mai 2025, la CEDEAO a célébré ses cinquante ans. Mais la solennité de la date ne saurait occulter la profondeur des fractures qui traversent aujourd’hui l’institution. Si l’intégration régionale apparaît toujours comme un idéal partagé, sa traduction concrète dans les politiques menées reste sujette à caution. Dans de nombreux pays membres, la CEDEAO est perçue non comme un vecteur de solidarité entre les peuples, mais comme un cartel diplomatique au service de l’ordre établi.

Cette perception n’est pas sans fondement. Depuis le début des années 2010, et plus particulièrement dans la séquence post-2019 marquée par des tensions électorales, des révisions constitutionnelles contestées et des coups d’État militaires au Sahel, la CEDEAO est accusée de partialité, d’inefficacité et de double standard. Elle semble avoir perdu le lien avec les sociétés qu’elle prétend représenter.

Gouvernance sans peuple : le piège de la légalité formelle

La première limite structurelle de la CEDEAO réside dans son attachement quasi-exclusif à la légalité institutionnelle, au détriment d’une lecture plus substantielle de la démocratie. Ainsi, les prises de position de l’organisation à la suite de coups d’État militaires — en Guinée (2021), au Mali (2020 et 2021), au Burkina Faso (2022) et au Niger (2023) — ont systématiquement appelé au “retour à l’ordre constitutionnel”. Mais dans nombre de ces pays, cet ordre constitutionnel était profondément contesté par les sociétés civiles, en raison de son instrumentalisation par les régimes en place.
L’organisation semble ainsi prisonnière d’un formalisme qui la rend aveugle aux dynamiques sociales sous-jacentes. Elle condamne le symptôme (le coup d’État) sans jamais s’attaquer à la pathologie (la captation du pouvoir par des régimes autoritaires élus). Ce biais de gouvernance témoigne d’une crise de normativité : la CEDEAO ne sait plus sur quelles valeurs reposer son autorité.

Sociologie d’une organisation capturée

Sur le plan organisationnel, la CEDEAO souffre d’un fonctionnement centralisé, intergouvernemental et peu transparent. Sa principale instance décisionnelle, la Conférence des chefs d’État et de gouvernement, concentre l’essentiel du pouvoir politique. Les autres organes — Commission, Parlement, Cour de justice — restent largement marginaux, tant en termes d’autonomie que de capacité d’action. Or, selon la théorie de la dépendance des ressources (Pfeffer & Salancik, 1978), une organisation incapable de diversifier ses sources d’influence ou d’ouvrir son processus décisionnel devient vulnérable à la capture par des acteurs dominants.

La CEDEAO apparaît ainsi comme une institution verrouillée par ses membres les plus puissants, notamment le Nigéria, la Côte d’Ivoire et le Sénégal, qui influencent fortement son agenda. Le Secrétariat exécutif, supposé être une structure technique et neutre, fonctionne souvent comme un relais des volontés politiques nationales, réduisant d’autant sa crédibilité et sa capacité d’initiative.

Le cas de l’AES : sécession géopolitique ou rébellion symbolique ?

La création de l’Alliance des États du Sahel (AES) par le Mali, le Burkina Faso et le Niger ne saurait être lue uniquement comme une initiative militaire ou une démarche de repli stratégique. Elle est avant tout une réponse à l’exclusion, à l’humiliation institutionnelle, et à l’invisibilisation des griefs populaires dans ces pays.

Loin de les comprendre, la CEDEAO a choisi de sanctionner, d’exclure, de suspendre. Cette logique binaire — démocratie électorale versus autoritarisme militaire — s’est révélée inopérante face à des contextes de rupture du pacte social. L’AES, malgré ses limites objectives, a su capitaliser sur un discours de rupture, de dignité retrouvée, et d’autonomie stratégique. Elle incarne, pour une partie de la jeunesse sahélienne, une forme de reconquête du politique face à un ordre régional jugé complice des élites déconnectées.

Pour une refondation de la CEDEAO : hypothèses de réforme.

Face à cette situation, deux options s’offrent à la CEDEAO : la fuite en avant ou la refondation. Si elle choisit de maintenir le statu quo, elle s’exposera à un délitement progressif, à la multiplication de mini-coalitions alternatives, et à une perte de pertinence stratégique. À l’inverse, une refondation lui permettrait de redevenir un acteur crédible de l’intégration régionale.

Cette refondation pourrait s’articuler autour de cinq axes :

  • Redéfinition des critères de légitimité démocratique : intégrer les dimensions substantielles de la démocratie (participation, transparence, alternance) aux critères d’évaluation des régimes membres.
  • Autonomisation de la Commission : garantir une indépendance statutaire et budgétaire du Secrétariat exécutif, en renforçant les mécanismes de contrôle parlementaire régional. Institutionnalisation de la société civile : créer des chambres consultatives régionales regroupant syndicats, ONG, universitaires, afin de nourrir les débats sur les politiques régionales. Rénovation du mécanisme d’alerte précoce : élargir la grille d’analyse aux signaux faibles de dégradation démocratique, en amont des crises.
  • Rééquilibrage des rapports de force : favoriser un fonctionnement plus horizontal, limitant la domination des grandes puissances régionales.

Une responsabilité devant l’Histoire

La CEDEAO vit aujourd’hui l’une des séquences les plus critiques de son existence. Loin des discours autosatisfaits, elle devrait s’interroger sur la perte de confiance qu’elle suscite. Cette défiance ne résulte pas uniquement de facteurs exogènes : elle est le fruit d’une déconnexion croissante entre l’organisation et les peuples qu’elle prétend représenter.

L’histoire retiendra que la CEDEAO a été à la fois un rêve et une déception. Il lui appartient désormais de choisir : persister dans l’illusion du prestige ou redevenir un espace de projet collectif, de régulation équitable et d’intégration réelle. Car si les institutions meurent rarement de façon brutale, elles peuvent très bien s’éteindre à petit feu, dans l’indifférence générale. Le sursaut est encore possible. Mais il ne pourra être que lucide, courageux, et radical.

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