Par Fiacre VIDJINGNINOU, PhD Sociologie politique et militaire, chercheur associé au Behanzin Institute.
Depuis plus d’une décennie, l’Afrique de l’Ouest vit une reconfiguration profonde de ses équilibres sécuritaires. Cette mutation est portée par des groupes jihadistes qui, de manière inédite, articulent une idéologie radicale avec une présence active dans les circuits économiques parallèles. Ils exploitent les failles de l’État pour asseoir leur emprise : institutions faibles, frontières poreuses, services publics défaillants.
« Ici, l’État est absent. Les jihadistes, eux, apportent une forme de justice et de sécurité, même si c’est à leur manière », raconte un combattant local, rencontré dans le nord du Burkina Faso. Ce vide institutionnel nourrit la progression de groupes armés qui ne se contentent plus de répandre une croyance. Ils s’installent. Ils gèrent. Ils commercent.
Leur ancrage repose sur l’économie de l’informel. Drogue, carburant, armes, bétail ou cigarettes: chaque marchandise devient une source de revenus et un moyen de contrôle social. Loin d’être anecdotiques, ces activités assurent leur financement tout en tissant des alliances locales.
Un rapport du Conflict Armament Research (CAR), publié en 2025, révèle que sur 726 armes saisies dans le Sahel central, seulement 34 datent d’après 2011. Autrement dit, la majorité de l’arsenal jihadiste provient d’anciennes armes, souvent détournées des forces armées. Près de 22 % de ces armes provenaient directement des arsenaux des armées du Mali, du Niger ou du Burkina Faso. « Les armes que nous retrouvons chez les terroristes sont souvent les nôtres. Perdues lors d’attaques ou vendues par des collègues », reconnaît un officier nigérien.
Le front côtier : nouvelle frontière du djihadisme
La pression militaire dans le Sahel pousse les groupes jihadistes vers le sud. Depuis 2020, les États côtiers – Bénin, Togo, Côte d’Ivoire, Ghana – ne sont plus des zones-tampons. Ils deviennent cibles.
Cette avancée n’est pas improvisée. Elle vise les zones faiblement sécurisées, mais stratégiques : frontières mal surveillées, routes commerciales, et surtout ports. Les jihadistes y cherchent des relais logistiques, des bases de repli et de nouvelles ressources économiques.
Le Behanzin Institute rapporte une donnée frappante : en 2020, on comptait 50 incidents violents dans un rayon de 50 km des frontières côtières. En 2024, ils sont plus de 500. Soit une multiplication par dix en quatre ans.
Dans le nord du Bénin, un chef communautaire explique : « Les jeunes partent. Ils trouvent chez les jihadistes ce que l’État ne leur donne pas : de l’argent, une arme, et une place. » Cette réalité sociale, bien plus qu’idéologique, explique la porosité croissante de ces territoires.
Les impasses d’une réponse purement militaire
Face à cette expansion, la réponse des États reste largement militarisée. Drones, frappes aériennes, renforts terrestres… Pourtant, l’efficacité reste limitée.
Les chiffres sont édifiants. En 2024, 269 frappes ont été menées dans la région. Mais 42 d’entre elles ont touché des civils. Ce lourd tribut alimente la colère et, parfois, la radicalisation.
Militairement, les groupes jihadistes s’adaptent. Socialement, ils gagnent du terrain. La guerre se mène moins sur les champs de bataille que dans les esprits et les économies locales.
La corruption complique encore la situation. Des segments de l’armée ou de l’administration pactisent, volontairement ou non, avec les réseaux informels. Difficile, dans ce contexte, d’assécher les sources de financement ou de renseignement ennemies.
Une nouvelle approche : intégrée, territoriale et inclusive
Sortir du tout-sécuritaire est une urgence. Une stratégie efficace doit articuler plusieurs leviers.
D’abord, il faut démanteler les circuits de financement. Cela implique de surveiller les flux de cash, les réseaux hawala et les routes de contrebande. Ensuite, il faut réinvestir les marges : dans la santé, l’école, la justice. Pas comme un supplément d’âme, mais comme un outil de reconquête territoriale.
Un expert en développement local résume bien le défi : « La stabilisation durable des États ouest-africains exige de sortir du prisme purement sécuritaire pour embrasser une approche systémique, territorialisée et inclusive. »
La corruption, elle aussi, doit être combattue frontalement. Il faut auditer les postes douaniers, surveiller les circuits d’achat d’armes, et imposer des mécanismes de redevabilité.
La coopération régionale reste indispensable. Les groupes jihadistes opèrent à l’échelle transfrontalière. La riposte doit suivre. Cela suppose de partager le renseignement, de coordonner les interventions, mais aussi d’harmoniser les doctrines entre pays sahéliens et côtiers.
Enfin, l’approche sociale ne peut être négligée. Formation, emploi rural, médiation intercommunautaire, discours religieux alternatifs… Ce sont autant de remparts à la captation des jeunes par les groupes radicaux.
L’Afrique de l’Ouest fait face à une menace double : sécuritaire et économique. Les groupes jihadistes ne sont pas isolés du tissu local ; ils en sont un produit et un acteur. Ils prospèrent sur la pauvreté, les conflits fonciers, l’injustice sociale et l’économie informelle.
Militariser la réponse est nécessaire. Mais ce n’est pas suffisant. Tant que les jeunes n’auront pas d’alternatives viables, tant que les marges resteront oubliées, tant que la corruption affaiblira les institutions, l’expansion continuera.
Contenir l’extrémisme, ce n’est pas seulement vaincre militairement. C’est surtout redonner à l’État sa légitimité – en actes, sur le terrain, au quotidien.