AES : le syndicat des putschistes ou le miroir déformant de la CEDEAO ?

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Par Fiacre VIDJINGNINOU, PhD, Sociologie Politique-Militaire, Chercheur Principal au Behanzin Institute

Présentée comme une alternative révolutionnaire à la CEDEAO, l’Alliance des États du Sahel (AES) s’avère être une réplique autoritaire de la même logique institutionnelle. Derrière le vernis du panafricanisme, les juntes du Mali, du Burkina et du Niger ont bâti un syndicat de survie entre putschistes.

Ils ont claqué la porte de la CEDEAO avec fracas, dénonçant son hypocrisie, sa soumission à la France, et son inaction face au terrorisme. En créant l’Alliance des États du Sahel (AES), les colonels de Bamako, Ouagadougou et Niamey ont voulu faire croire à une révolution institutionnelle. À leurs yeux, c’était l’acte fondateur d’un nouvel ordre ouest-africain, souverain, affranchi des élites civiles, des ONG, des juges et des diplomates.

Mais à regarder de près leur charte fondatrice, une évidence saute aux yeux : l’AES ne rompt pas avec la CEDEAO, elle l’imite. Et pire encore, elle la détourne à des fins autoritaires. Les militaires n’ont pas inventé un nouveau monde. Ils en ont recopié l’ossature juridique, en remplaçant la démocratie par leur survie mutuelle.

Une souveraineté de façade, une CEDEAO en kaki

Depuis 2020, la CEDEAO est devenue la bête noire des opinions publiques sahéliennes. Beaucoup la perçoivent comme un club fermé de chefs d’État plus préoccupés par leurs réélections que par la misère des peuples. Ce ressentiment a été savamment exploité par les juntes, qui s’en sont servies pour se poser en sauveurs de la souveraineté africaine.

Mais les textes ne mentent pas. Dans sa Charte adoptée à Bamako le 16 septembre 2023, l’AES a repris mot pour mot la logique d’intervention collective, non plus pour restaurer la démocratie, mais pour préserver les régimes militaires en place. L’article 7 de la Charte de l’AES est édifiant: « En cas de menace contre le pouvoir légitime d’un État membre, les autres membres sont tenus de lui apporter aide et assistance, y compris par la force. »

Autrement dit, si un des trois tombe, les deux autres viendront le remettre debout. Il ne s’agit donc plus d’assurer la sécurité des peuples, mais de sécuriser la position des putschistes entre eux. C’est une alliance de conservation du pouvoir, non une alliance de défense collective au sens noble.

La CEDEAO, dans son Protocole de 2001 sur la démocratie et la bonne gouvernance, avait pourtant clairement défini la norme régionale :

« Toute accession au pouvoir doit se faire à travers des élections libres, justes et transparentes. Tout changement anticonstitutionnel est interdit et entraîne des sanctions. »(Article 1.c)

Et plus loin :

« En cas de rupture de l’ordre constitutionnel dans un État membre, la CEDEAO peut décider de sanctions, y compris l’isolement diplomatique, l’embargo économique, et, en dernier ressort, une intervention militaire. » (Article 45)

La logique est inversée. Là où la CEDEAO voulait dissuader les putschs, l’AES les protège. Là où la CEDEAO défendait des principes, l’AES défend des individus au pouvoir. Le mimétisme est criant, mais la finalité, radicalement différente.

Le syndicat des putschistes est né

Ce que les militaires reprochaient à la CEDEAO – sa tendance à défendre les chefs d’État au pouvoir, son manque de transparence, son insensibilité populaire – ils l’ont reconduit avec encore plus d’ardeur.

L’AES n’est pas une rupture politique. C’est une CEDEAO militarisée, recentrée sur trois pays qui refusent toute élection libre à court terme. Les partis politiques sont suspendus, les médias muselés, les sociétés civiles harcelées, et les opposants poussés à l’exil ou réduits au silence.

Ce que l’on a appelé « le sursaut sahélien » est en réalité une contre-révolution conservatrice, camouflée sous des drapeaux de souveraineté.

Ce syndicat de chefs en treillis s’est doté de règles similaires à celles qu’ils ont rejetées, mais les a réécrites au service de leur propre maintien au pouvoir.

Au-delà de l’imposture juridique, l’AES souffre d’une absence totale de vision économique, sociale ou culturelle. Aucune politique de convergence. Aucune volonté d’intégration réelle. Aucun mécanisme d’inclusion citoyenne. L’intégration sahélienne se résume à une alliance militaire de circonstances, sur fond d’insécurité et de discours anti-impérialistes instrumentalisés.

Les peuples sahéliens, eux, n’ont pas été consultés. Ils ne votent pas, ne décident pas, et n’ont d’autre choix que d’applaudir leurs libérateurs en uniforme.

Ce que l’AES prépare, au-delà du Sahel, c’est un précédent historique : la normalisation du coup d’État comme fondement de la légitimité étatique. En institutionnalisant la solidarité entre putschistes, elle ouvre la voie à une logique régionale où la démocratie devient une option, non une norme.

Or, ce modèle se diffuse. Déjà, les voix s’élèvent ailleurs pour justifier des transitions militaires ad vitam aeternam. Et tant que l’AES restera sans contrepoids, le risque d’une contagion autoritaire s’étend bien au-delà du Sahel.

Une ingéniosité maléfique : l’invention d’un bouclier mutuel contre toute contestation

Il faut rendre à César ce qui appartient à César : les officiersde l’AES ont inventé ce que même les régimes militaires des années postindépendance n’avaient jamais osé formaliser. Là où les putschs de jadis s’inscrivaient dans des querelles idéologiques, dans les luttes entre civils et militaires, dans des révolutions de palais internes à chaque État, les putschistes actuels ont élevé leur pouvoir au rang d’intérêt supranational. Ils ont bâti une alliance juridique et sécuritaire pour protéger, au-delà des frontières, la pérennité de leur domination.

Ce n’est pas une alliance entre États, c’est un pacte entre régimes. Et c’est là que réside l’ingéniosité — aussi glaciale que cynique — de leur stratégie.

Désormais, ce n’est plus seulement contre une agression extérieure qu’ils s’uniront, mais aussi contre toute contestation interne. L’article 7 de la Charte du Liptako-Gourma prévoit en effet :

« En cas de menace contre le pouvoir légitime d’un État membre, les autres membres sont tenus de lui apporter aide et assistance, y compris par la force. »

Mais qu’est-ce qu’un pouvoir légitime dans un régime issu d’un coup d’État ? C’est celui qui tient l’arme, pas celui qui détient la loi.

La conséquence est redoutable : même une mutinerie venue de l’intérieur, même une tentative de contre-coup ou de révolte populaire, pourra être considérée comme une « menace contre le pouvoir légitime ». Dès lors, les deux autres régimes pourront intervenir, non pas pour pacifier, mais pour écraser. Avec tous les moyens : drones turcs, véhicules blindés chinois, mercenaires russes.

Ce scénario n’est plus une hypothèse. Il est désormais codifié, légitimé, mutualisé. C’est une assurance-vie politique, adossée à la solidarité militaire inter-juntes.

À la moindre fissure dans l’un des régimes, ce n’est plus un affrontement interne qui se jouera, mais une intervention extérieure pour maintenir l’ordre établi. Et parce que ces États sont sans contre-pouvoir, l’ultime variable de régulation sera la violence pure.

La seule option restante en cas de rupture interne ? Le bain de sang.

Les mutineries qui surviendront demain dans ces États ne seront plus des affaires nationales. Elles seront traitées comme des casus belli régionaux, justifiant des opérations conjointes de répression. Le sang versé ne sera plus celui d’un affrontement entre factions rivales, mais celui d’un peuple pris en étau entre trois pouvoirs complices.

De la CEDEAO des chefs à l’AES des bottes

À la CEDEAO des chefs d’État a succédé l’AES des bottes et des kalachnikovs.
Mais là où la première était encore traversée par des tensions internes, des débats, des élections, des opinions divergentes, la seconde se soude autour d’une seule obsession : le maintien au pouvoir par tous les moyens.

L’ingéniosité maléfique des putschistes du Sahel est d’avoir verrouillé l’histoire avant qu’elle ne se répète. Ils ont appris des erreurs de leurs aînés. Ils savent que les régimes militaires tombent souvent par là où ils sont venus : par d’autres militaires.

Alors ils ont scellé un pacte de défense préventive, non contre l’ennemi, mais contre la possibilité même de l’alternance. Ce n’est plus un projet d’intégration, c’est un filet d’acier posé sur la gorge de trois peuples.

Et chaque jour qui passe, chaque arme livrée, chaque clause invoquée, rendent plus probable l’irréparable.

Pour aller plus loin :

• Adebajo, A. (2010). The Curse of Berlin: Africa After the Cold War. Hurst.

• Chataigner, J.-M. (2023). Géopolitique du Sahel : entre crises internes et interventions internationales. CNRS Éditions.

• Kaboré, S. (2024). « Le populisme militaire au Sahel : logiques d’enracinement », Revue Tiers Monde, n°259.

• International Crisis Group (2023). Sahel : sortir de l’impasse sécuritaire.

• CEDEAO (2001). Protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance.

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