3 Questions à… Ousmane Ndiaye, à l’occasion de la parution de son essai L’Afrique contre la démocratie – Mythes, déni et péril : « Le courage est dans les interstices »

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Entretien réalisé par Fiacre VIDJINGNINOU

Dans un moment où le continent africain semble emporté par un vent de régressions autoritaires, où la critique de l’Occident est devenue une rente morale, et où certains intellectuels africains s’abritent derrière un anti-impérialisme dogmatique pour éluder toute responsabilité interne, la parution de l’essai L’Afrique contre la démocratie – Mythes, déni et péril d’Ousmane Ndiaye fait l’effet d’un électrochoc.

Ancien rédacteur en chef de TV5 Afrique, journaliste aguerri, homme de terrain et de conviction, Ousmane Ndiaye conjugue depuis plus de deux décennies l’observation rigoureuse des mutations politiques du continent à un engagement intellectuel exigeant. À travers ce livre sans faux-semblants, il dénonce les angles morts du discours panafricain dominant : une critique obsessionnelle de l’Occident qui, selon lui, finit par légitimer le recul démocratique dans de nombreux pays d’Afrique francophone.

Son ouvrage ne se contente pas d’épingler les postures : il interroge les responsabilités. En prenant pour exemples des figures reconnues comme Boubacar Boris Diop, Aminata Traoré ou Théophile Obenga, Ndiaye montre comment une certaine élite intellectuelle, au nom de la souveraineté et de la lutte contre l’impérialisme, a parfois sacrifié la question démocratique, assimilée à tort à une « importation occidentale ». Le résultat, dit-il, est un triptyque redoutable : démocratie = Occident = déni. Et ce déni, dans le contexte actuel, devient un péril.

Mais Ousmane Ndiaye ne se contente pas de dénoncer. Il propose, avec finesse et courage, une autre voie : celle de la nuance, de la pensée complexe, du débat rigoureux. Refusant les logiques de camps et les radicalismes faciles, il appelle à réhabiliter les trajectoires africaines vers la liberté, la justice et la dignité. Pour lui, la démocratie ne saurait être confisquée au nom du rejet de l’autre.

Dans cet entretien, l’auteur revient sur son parcours, sur la genèse de son livre, et sur ce qu’il appelle « la pédagogie de la désillusion » : une manière, peut-être, de reconstruire une citoyenneté lucide face à la massification de la propagande. « Le journalisme, dit-il, est un sport de combat ». Ce livre en est la preuve.

Votre livre met en lumière les angles morts du discours dominant sur l’Afrique, qu’il vienne d’Occident ou de l’intérieur du continent. Pensez-vous que les intellectuels africains ont aujourd’hui le courage de nommer les compromissions de leur propre camp, ou restent-ils trop souvent dans une critique univoque de l’extérieur ?

Certains l’ont, d’autres pas. Je m’abstiens de généraliser dans mon livre et m’attache surtout à déconstruire le discours d’intellectuels identifiés et reconnus comme des acteurs importants du débat comme Boubacar Boris Diop, Aminata Traoré ou encore Théophile Obenga. 

Chez eux la critique de l’Occident en particulier de la France tient lieu de grille d’analyse quasi-exclusive. Conséquence : un aveuglement sur la question démocratique et une assimilation confusionniste : démocratie = Occident.

Un curieux triptyque « démocratie, Occident/impérialisme puis déni » s’est mis en place. Un triptyque qui, dans la phase de recul démocratique que vit le continent, aboutit au péril en cours. Car au nom de l’anti-impérialisme, la démocratie est aujourd’hui contestée dans de nombreux pays en Afrique francophone.

Ces intellectuels et activistes portent la responsabilité d’avoir fabriqué un récit qui pense la démocratie toujours par l’Occident. Toute la question démocratique est prise, vue et abordée toujours par le bout de l’Occident. Non seulement du point de vue de l’Occident mais à partir d’une critique de l’Occident. Sans interroger suffisamment l’historicité du politique en Afrique, les trajectoires d’aspirations à la dignité, à la justice et à la liberté des peuples africains, et ce que peut signer en termes d’organisation politique ces aspirations légitimes. 

Vous êtes à la croisée des mondes : journaliste africain reconnu dans des médias internationaux, mais aussi penseur engagé dans les débats du continent. Cette double position vous donne une lucidité rare. Mais n’avez-vous jamais eu le sentiment d’être écartelé entre le devoir de nuance et la nécessité de dire les choses crûment ?

Non car je conçois le journalisme d’abord comme un exercice de liberté. Je me suis peut-être trompé parfois, sans doute, mais j’ai toujours dit ou écrit ce que je pensais. Bien sûr, cela ne m’a pas valu que des amis mais pour paraphraser Bourdieu : le journalisme est un sport de combat (rires). 

Ce livre de réflexion est le prolongement de mon travail journalistique, donc deux décennies d’observation, d’écoute et de questionnement. 

Cet essai est une tentative de mettre en perspective 20 ans de travail de terrain dans un moment critique de l’histoire du continent. 

En vérité, les « choses » comme vous dites, sont nuancées sur le terrain. Le courage est donc d’avoir cette liberté d’être dans les interstices pour chercher des parts de vérité.  J’aime beaucoup le livre et la formule de Jean Birnbaum «Le Courage de la nuance » parce qu’aujourd’hui, les positions sont tellement tranchées qu’elles ont tendance à rendre le débat impossible.  La logique des camps, de tranchée, l’emporte sur la réflexion particulièrement sur la question démocratique. 

On sent dans votre écriture une volonté d’éveil collectif, presque une pédagogie de la désillusion. Mais dans un monde saturé d’indignation et de fatigue politique, croyez-vous encore à la force des livres pour secouer les consciences et provoquer une réelle bascule ?

Pédagogie de la désillusion, c’est une belle formule. Oui je crois à la force du livre, du savoir, de la réflexion, du débat jusqu’à preuve du contraire.

L’ignorance, cependant, a fait ses preuves. On le voit aujourd’hui, elle est le lit des populismes et du radicalisme qui mine l’Afrique. C’est la plus grande fabrique de violence sur le continent.  La grande défaite des indépendances africaines est de n’avoir pas su construire une citoyenneté basée sur le savoir.  

Oui donc je parie avec ce livre sur l’éveil collectif face à la massification de la propagande.

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