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Côte d’Ivoire : l’art dangereux d’exclure les têtes fortes

Blé Goudé, Guillaume Soro, Laurent Gbagbo, Tidjane Thiam : à moins d’un an de la présidentielle ivoirienne, tous sont hors course. Volontairement ou sous contrainte. Cette exclusion en série rappelle que l’histoire ivoirienne a souvent payé cher le prix de l’éviction politique. Et que la paix durable passe par l’inclusion, non par l’élimination.

Le décor politique ivoirien se vide de ses têtes fortes. Un à un, les grands noms du jeu électoral sont mis sur la touche. Pour certains, l’exil ou les condamnations judiciaires. Pour d’autres, un verrou juridique inattendu. Ce qui frappe, ce n’est pas tant la diversité des motifs, mais leur constance dans la finalité : neutraliser, écarter, désactiver.

Dans un pays encore marqué par une mémoire de guerre civile et de réconciliation inachevée, ce choix politique n’est pas sans risque. Car la Côte d’Ivoire sait, mieux que d’autres, que l’exclusion politique engendre toujours l’instabilité. Et ce sont souvent les exclusions du passé qui ont fabriqué les crises du futur.

Laurent Gbagbo : une radiation politique ambiguë

L’ancien président, acquitté par la CPI, est de retour au pays. Mais un retour sous condition. Officiellement, c’est sa condamnation dans l’affaire du casse de la BCEAO qui l’empêche de se présenter. En réalité, nombreux sont ceux qui voient là une volonté de bloquer un retour politique jugé encombrant.

La radiation des listes électorales, malgré son statut de figure historique, sonne comme une mise au placard juridique, laissant ses partisans dans le flou et alimentant une frustration populaire silencieuse mais réelle.

Guillaume Soro : l’exilé stratégique devenu ennemi d’État

L’ancien chef de la rébellion et ex-président de l’Assemblée nationale est aujourd’hui en exil, condamné à perpétuité par contumace. Son cas est emblématique d’une relation consumée entre anciens alliés devenus adversaires.

Lui qui fut longtemps un acteur clé de la scène politique ivoirienne, artisan de l’ascension du régime Ouattara, est aujourd’hui persona non grata, avec une base militante désorientée et une marginalisation assumée du discours rebelle.

Charles Blé Goudé : de la réinsertion au soupçon

Acquitté comme Gbagbo par la CPI, revenu en Côte d’Ivoire en 2022 dans un esprit de réconciliation, Blé Goudé fait face à un processus de réhabilitation judiciaire inachevé. Sa condamnation de 2019 reste un obstacle juridique, qui l’empêche de prétendre à une candidature présidentielle.

Lui aussi subit les lenteurs et le flou d’une justice aux contours politiques, malgré ses gestes d’apaisement. Une exclusion feutrée, mais bien réelle.

Tidjane Thiam : le piège de la double nationalité

Dernier en date, le cas de Tidjane Thiam vient de démontrer une autre manière d’écarter : l’arme du droit administratif. L’ancien banquier, espoir du PDCI, est frappé par l’article 48 du Code de la nationalité, pour avoir acquis la nationalité française sans autorisation préalable. Une lecture stricte, mais juridiquement défendable. Résultat : le PDCI perd sa meilleure chance, et le camp au pouvoir respire.

Les mêmes causes, les mêmes effets

Cette mécanique d’exclusion rappelle un précédent tragique : l’exclusion d’Alassane Ouattara des élections de 1995 et 2000 pour cause de « nationalité douteuse ». C’est cette décision, jugée injuste à l’époque, qui a nourri la rébellion de 2002, fracturé l’unité nationale, et conduit à une décennie de guerre larvée, jusqu’à la crise postélectorale de 2010-2011.

Ce que l’on reprochait à Ouattara hier, son régime semble le reproduire aujourd’hui : évincer, par la loi, ceux dont la seule présence gêne l’équilibre du jeu.

Or, aucune paix durable ne se bâtit sur l’exclusion systématique des leaders charismatiques. Cela fabrique du ressentiment, fracture la société, et crée des martyrs. La démocratie, en Côte d’Ivoire comme ailleurs, ne se mesure pas à la tranquillité d’un scrutin, mais à la pluralité réelle de ses compétiteurs.

Un pays moteur, mais sous tension

La Côte d’Ivoire est souvent présentée comme la locomotive économique de l’Afrique de l’Ouest. Croissance robuste, infrastructures modernes, stabilité monétaire. Mais ce moteur repose sur une carapace institutionnelle fragile. Une démocratie amputée de ses voix discordantes est une démocratie sous perfusion.

Dans une sous-région minée par les coups d’État, Abidjan ne peut pas se permettre de jouer avec le feu de l’exclusion politique. Car l’histoire le rappelle : en Côte d’Ivoire, exclure un homme, c’est souvent inviter la violence.

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