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Algérie-France : OQTF, visas et coups de pression, les vraies lignes de fracture d’un duel feutré

Entre Paris et Alger, les sourires diplomatiques peinent encore à dissimuler les crispations profondes. Au cœur de la mésentente persistante : la migration, révélatrice d’une relation bilatérale où tout est affaire de symboles, d’équilibres et de rancunes historiques mal digérées.

Officiellement, les lignes semblent bouger. Le 31 mars dernier, un échange téléphonique entre Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune a accouché d’un communiqué commun, évoquant une volonté partagée de « renouer un dialogue fructueux », en particulier sur les questions sécuritaires et migratoires. Mais dans les chancelleries, on parle d’un armistice plus que d’un accord. Car derrière les éléments de langage, la défiance reste forte. Et les OQTF – ces fameuses Obligations de Quitter le Territoire Français – sont devenues l’un des leviers les plus sensibles d’un bras de fer bien plus large.

Retailleau, les visas et la ligne dure

L’arrivée de Bruno Retailleau place Beauvau, en septembre 2024, a marqué un tournant stratégique. L’ancien président du groupe LR au Sénat, nommé à l’Intérieur dans un contexte post-émeutes et pré-présidentielle, a fait de la rigueur migratoire une vitrine politique. Pour galvaniser sa base et piquer à la droite identitaire ses marqueurs, il fallait un « adversaire » facilement identifiable : l’Algérie s’est imposée.

Début octobre, Retailleau tape fort : « 200 000 visas accordés, moins de 2 000 laissez-passer consulaires délivrés par Alger, c’est intenable. » En interne, le message est double : Paris conditionnera désormais les visas à une coopération effective sur les retours, tout en suspendant les aides au développement si

Alger ne joue pas le jeu

Mais dans les couloirs de la direction des étrangers à la préfecture de police comme au Quai d’Orsay, on tempère. L’Algérie, dit-on, n’est pas l’enfant terrible qu’on désigne à l’opinion. Les chiffres de 2019 à 2022 le prouvent : les taux d’exécution des OQTF algériennes sont dans la moyenne continentale. Mieux, en 2023, Alger a autorisé 2 191 retours, bien plus que Rabat (725) – malgré une coopération diplomatique réputée meilleure. Alors pourquoi ce discours à charge ?

Une guerre de perception plus que de chiffres

Le malentendu est ailleurs. Il tient à la masse. Près de 892 000 Algériens vivent officiellement en France. Une diaspora historique, héritée de la colonisation et renforcée par l’accord bilatéral de 1968, qui offre un statut migratoire à part – notamment sur le travail et les regroupements familiaux.

Dans les fichiers des préfectures, ce poids démographique se traduit mécaniquement par une surreprésentation dans les statistiques d’OQTF. 58 600 Algériens ont reçu une OQTF entre 2019 et 2022. Et dans les CRA – ces zones grises où l’on retient les étrangers avant expulsion –, un tiers des retenus sont Algériens. Pour Retailleau, c’est un argument de plus pour durcir la législation. Il réclame le doublement de la durée maximale de rétention, de 90 à 210 jours. Officiellement pour « faciliter les éloignements ». Officieusement, pour montrer les muscles.

Une stratégie de la tension… qui porte ses fruits ?

Depuis le tour de vis de 2021 sur la politique des visas – une initiative de Gérald Darmanin à l’époque –, Paris observe une lente amélioration de la coopération migratoire avec Alger. En 2024, 42 % des demandes de laissez-passer algériens ont été honorées dans les délais. C’est mieux qu’en 2022, mais toujours en dessous de la moyenne attendue (60 %). Un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur l’admet : « Ce n’est pas tant qu’Alger bloque, c’est qu’il y a un problème de chaîne logistique, de délais consulaires, et parfois de mauvaise volonté. Mais c’est une mauvaise volonté partagée. ». Le vrai scandale ? Les OQTF françaises sont quasi inapplicables.

Derrière la querelle avec Alger se cache une autre réalité, bien plus structurelle : la France produit des OQTF à la chaîne, sans pouvoir les exécuter. En 2023, 137 730 personnes ont reçu une OQTF. C’est le double de l’Espagne, le triple de l’Allemagne. Mais le nombre d’éloignements réels ne suit pas.
Pourquoi ? D’abord parce que la majorité de ces OQTF ne tiennent pas juridiquement. Sur 90 000 recours déposés en 2023, une part significative aboutit à une annulation. Trop de décisions sont prises à la hâte, sans examen individualisé, pour répondre à une logique de quotas plus que de droit. Et même quand elles sont validées, leur exécution mobilise un appareil coûteux : juges, policiers, escorts, billets d’avion… Chaque éloignement forcé coûte en moyenne 20 000 euros à l’État. Un haut gradé de la police aux frontières confie, sous couvert d’anonymat : « Pour vider les CRA comme le demande le ministère, il faudrait 11 000 retours par mois. C’est intenable. Même avec toute la bonne volonté d’Alger. »

Une mémoire coloniale qui ne passe pas

Au final, ce que révèlent ces tensions, c’est moins un désaccord sur les chiffres que la permanence d’un malentendu historique. La relation franco-algérienne est une ligne de crête, faite de rappels de l’ambassadeur, d’annulations de visites d’État, de gestes suspendus… Chaque écart est perçu comme un affront, chaque concession comme une faiblesse. À Paris, certains parlent encore de « dette coloniale ». À Alger, on parle de « souveraineté bafouée ».
La crise récente – déclenchée en partie par la reconnaissance française de la souveraineté marocaine sur le Sahara – a réactivé ces tensions latentes. Et les affaires médiatisées (comme celle de l’auteur de l’attaque de Mulhouse, en février, visé par plusieurs OQTF non exécutées) ont offert à la droite et à l’extrême droite un prétexte pour remettre en cause toute la logique des accords migratoires.

Ce qu’il faut retenir :

• L’Algérie coopère, mais à son rythme. Et dans une logique de dignité diplomatique.
• La France multiplie les OQTF sans en avoir les moyens humains, juridiques ou budgétaires.
• Les CRA sont saturés, les tribunaux débordés, les retours réels rares.
• La crise migratoire franco-algérienne est une scène parmi d’autres dans une pièce plus vaste : celle d’une décolonisation jamais terminée.
En réalité, Paris et Alger ne s’affrontent pas sur les visas ou les laissez-passer. Ils rejouent, encore et toujours, le même vieux théâtre des postures et des humiliations croisées. Et tant que les deux capitales n’auront pas trouvé un langage commun qui conjugue lucidité, respect et intérêt mutuel, la crise – comme les OQTF – restera en suspens.

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